"Le principe même du gouvernement constitutionnel exige de présumer qu'on abusera du pouvoir politique dans le sens des intérêts particuliers de son titulaire ; non parce qu'il en est toujours ainsi, mais parce que c'est la tendance naturelle des choses, et parce que les institutions libres ont précisément pour objet de la prévenir "
John Stuart Mill
Définition
De la même façon que Pigou avait, durant l'entre-deux-guerres, pointé les défaillances du marché, l'école du Public Choice va, à partir des années 1960, s'intéresser aux défaillances de l'action (correctrice) de l'Etat. L'entrée principale de cette analyse critique va passer par le modèle de comportement des décideurs publics. Il suffit pour cela d'élargir le comportement de maximisation sous contrainte des agents économiques privés aux hommes politiques et à ceux qui les servent dans les bureaux de l'administration publique. La fonction objectif peut être la réélection pour les uns, le pouvoir pour les autres.
Analyse
Le paradigme longtemps dominant, partagé à la fois par les keynésiens et par la plupart des néo-classiques, a consisté à diviser le monde économique en deux parties : d'un côté, des acteurs rationnels sur un marché qui poursuivent leur propre intérêt ; et de l'autre des décideurs publics altruistes, entièrement dévoués à l'intérêt général. C'est ce consensus confortable que l'école des choix publics va contribuer à endommager à partir des années 1950-1960.
Pour cette école, les gens du secteur public sont aussi désintéressés que les gens du secteur privé, ni plus ni moins. Il n'y a pas d'autre intérêt que celui des individus (les institutions ne pensent pas) et les responsables politiques recherchent avant tout leur réélection ce qui se traduit concrètement par de plus gros budgets pour leur service, condition nécessaire des politiques publiques en faveur de leurs électeurs. Or, ceux-ci ont des désirs changeants, ils les manifestent par le biais de groupes de pression spécialisés dans la recherche de rentes et qui utilisent avec professionnalisme le levier des média. La capacité de résistance des hommes politiques à cet ensemble orchestré de pressions est souvent beaucoup moins grande que celle d'un chef d'entreprise face à la pression d'un client.
Alors que les agents économiques privés sont soumis aux lois du marché, les hommes politiques les dominent. Ils en modifient constamment les règles de fonctionnement (cela s'appelle la régulation) autant que leurs conséquences en matière de répartition des revenus (par exemple). Pour justifier leur action, ils disposent des travaux économiques initiés par Pigou sur les défaillances des marchés dans certaines circonstances bien précises. Notons pour mémoire la concurrence imparfaite, les effets externes, l'existence de biens publics, l'asymétrie d'information et l'incomplétude des marchés. Ce serait déjà un grand progrès que l'action correctrice de l'Etat se limite à ces situations de défaillance, mais elle va souvent beaucoup plus loin, au point de Ronald Coase observe :"Le type de situations pour lesquelles les économistes ont tendance à considérer que l'action correctrice de l'Etat se justifie est en fait souvent le résultat de l'action du gouvernement lui-même "(1960).
Quoiqu'il en soit, l'école du Public Choice s'intéresse à la capacité effective de l'Etat de corriger ces situations. Lorsque le but de son action est clairement établi, elle ne fait pas autre chose que la Cour des Comptes dans ses rapports annuels dont chacun s'accorde à reconnaître qu'ils sont trop peu suivis d'effet !
En conséquence, les économistes doivent cesser d'agir comme s'ils conseillaient des despotes bienveillants. Comme le dit J. Buchanan,"Good games depends more on good rules than they depend on good players”. En d'autres termes, si vous voulez améliorer la qualité de l'action publique, améliorez les règles du jeu et non pas les joueurs. Pour ne prendre qu'un exemple, plutôt que de vous soucier de la formation du banquier central, rendez-le indépendant du pouvoir politique et soumettez son action à des contraintes fortes qui réduiront sa marge discrétionnaire (suivi d'un objectif d'inflation, obligations de transparence…). Dans le même esprit, il n'est pas sans intérêt de constater que la Loi Organique relative aux Lois de Finances a pour objet de mieux définir les grandes missions de l'Etat et d'obliger les ministères à mettre en place des indicateurs de performance pour chacune d'entre elles.
Origine de l'Ecole des Choix Publics
A l'exclusion de deux auteurs pionniers (Anthony Downs en 1957 avec An Economic Theory of Democracy et Duncan Black en 1958 avec The Theory of Committees and Elections), la fondation de l'école du public choice date de 1962 avec la publication par James Buchanan et Gordon Tullock de The Calculus of Consent. On peut bien sur retrouver des textes aux accents très Public choice chez des auteurs très antérieurs à ce courant : par exemple, chez Wicksell ou chez Pareto.
Le sous-titre de James Buchanan's pour son livre de 1975 The Limits of Liberty résume bien l'objectif final : “Between Anarchy and Leviathan”. L'Etat est nécessaire pour mettre fin a la guerre de tous contre tous ; comme le note Mancur Olson, un bandit sédentaire génère moins de problèmes pour les affaires que des bandits mobiles : autrement dit, mieux vaut se faire taxer de façon certaine, prévisible par des agents du fisc dans un cadre légal plutôt que de subir les caprices des pilleurs amateurs et des Robin des bois. Une fois admis que l'Etat est un mal nécessaire, l'école du Public choice analyse comment il remplit ses missions d'allocation et de redistribution.
Au total on peut dire que cette approche est un mélange d'individualisme méthodologique (l'Etat comme agrégat d'individus), de vision procédurale de la vie publique (forte influence des pères fondateurs de la démocratie américaine, des auteurs libéraux classiques et de Hayek) et de cynisme (ou de réalisme) politique (à partir de l'idée de Wicksell selon laquelle"… we can't improve politics by simply expecting politicians to do good »). On comprend pourquoi l'école des choix publics est souvent définie comme “politics without romance” ; c'est Gordon Tullock qui affirmait :"Quiconque a vu de près des hommes politiques agir sait comment ils résolvent réellement les problèmes".
La grille d'analyse
Une fois acquis le principe du marché politique, on peut en comparer les modalités de fonctionnement avec ceux du marché des biens et services. Les différences les plus significatives sont les suivantes :
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Continuité et discontinuité
Sur le marché des biens et services, la concurrence est continuelle : à chaque instant, le consommateur peut choisir entre divers offreurs. Malgré les sondages, la concurrence sur le marché politique est intermittente : le vote confère le pouvoir pour la durée d'un mandat. Cela signifie que le contrôle direct du consommateur sur le producteur est constant (au moins par la succession des actes d'achat) tandis que les hommes politiques disposent d'une relative marge de liberté de leur action entre deux échéances électorales.
Cette constatation n'est pas sans conséquence sur l'organisation du marché politique. Comme le notait Tocqueville, la Constitution américaine, avec son système de renouvellement du Congrès à mi-parcours permet d'approcher une certaine continuité dans le contrôle de l'élu par l'électeur. Au contraire, le calendrier électoral français, qui synchronise globalement l'élection du Président de la République et des députés tend à accroître la distance entre les électeurs et leurs élus.
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Le marché politique comme "appel d'offre"
La compétition sur le marché des biens et services permet généralement à plusieurs offreurs de survivre et de répondre a des besoins minoritaires. Au contraire, sous réserve des alliances électorales, la compétition politique a un côté"winner takes all": un seul offreur va rafler la mise.
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Marché politique et théorie de l'agence
Sur le marché des biens et services, l'acheteur peut être a peu près certain de ce qu'il va retirer de son acte d'achat, même si ce n'est pas le cas dans certaines situations, comme la qualité des biens, qu'étudie la théorie de l'agence. Ce qui est exception d'un côté pourrait bien être la règle de l'autre, comme le savent tous ceux qui ont voté un jour : l'acheteur (l'électeur) paye (vote) pour les services d'un agent, mais cet agent a ensuite une grande latitude pour effectuer des actions discrétionnaires. Comme le dit l'adage populaire,"les promesses n'engagent que ceux qui y croient". De où vient cette latitude ?
a. D'un choix biaisé en faveur de l'électeur médian
Les hommes politiques veulent avant tout gagner les élections. Pour y arriver, ils proposeront des mesures dont ils pensent quelles correspondent au goût de l'électeur médian, cet électeur pivot qui décide (dans les grandes démocraties modernes où les élections se gagnent au centre) de leur sort."Les partis formulent des politiques de façon a gagner les élections, écrit Anthony Downs dans An Economic Theory of Democracy, plutôt que de gagner les élections de façon à mettre en oeuvre des politiques".
b. Des intermédiaires
Dans nos démocraties, les citoyens ne décident pas des principales questions de façon directe : ils votent pour des représentants qui prennent les décisions, ou plutôt qui nomment des bureaucrates qui prennent les décisions ou qui les exécutent avec une certaine marge de manœuvre. D'où un système complexe où les incitations et les acteurs font que les choix publics ne traduisent pas forcement les préférences des citoyens.
c. Des bureaucrates
Eux aussi sont des êtres humains comme les autres, autrement dit ils cherchent à maximiser leur utilité sous contrainte. Dans le modèle de William Niskanen (1971) les bureaucrates maximisent la taille du budget de leur bureau de façon à augmenter leur rémunération au sens large (influence, reconnaissance, moindre risque de manquer les objectifs, etc.). Par conséquent, les bureaucrates vont produire plus que ce que le politicien et surtout le citoyen souhaitent, et/ou à un coût plus élevé. Ils peuvent le faire parce que leurs mentors (les politiques qui déterminent le budget des agences) ne connaissent pas bien le coût réel de ce qu'ils commandent. Bien sûr, ils vont chercher à contrôler les activités des bureaucrates, mais l'avantage monopolistique des bureaux et leur maîtrise de l'agenda fragilise souvent ces efforts.
d. Des groupes d'intérêt
La mobilisation politique a ceci de particulier que ses coûts et ses avantages ne sont pas répartis sur les mêmes personnes. Manifester contre un projet que l'on n'approuve pas suppose une grosse dépense de temps pour un rendement peu significatif. Mancur Olson s'est attaché à comprendre et analyser ces comportements collectifs.
L'analyse de l'action collective par Olson (1965)
Les travaux de Mancur Olson, à la frontière de l'économie, de la sociologie et de l'histoire, ne font pas partie de l'école du public choice stricto sensu ; toutefois, ils sont souvent associés a ce courant car la démarche en termes d'analyse individuelle coûts/avantages et les conclusions en termes de contestation de la redistribution étatique sont assez proches.
De façon à influencer les choix publics, les citoyens s'engagent dans des actions collectives : manifestations, lobbying, militantisme dans des partis, etc. Le résultat de l'action collective (par exemple, une protection douanière) est un bien public pour les membres du groupe (chacun va en bénéficier, qu'il ait contribué ou non). De plus, l'action d'un seul individu ne compte pas beaucoup dans le succès final de l'action collective. Par conséquent, en participant à l'action, l'individu encourt des coûts (se lever le matin, construire une banderole, abîmer ses chaussures, subir les gaz lacrymogènes…) pour des avantages à peu près nuls (attendu qu'il existe une stratégie plus payante que se mobiliser : regarder les autres se mobiliser). En d'autres termes, il est tentant de recourir au free riding, de se comporter en passager clandestin. C'est spécialement vrai s'agissant des groupes larges, où le contrôle est plus lâche et où l'action d'un individu isolé compte très peu.
Si l'on applique cette logique de l'action collective au marché politique, on peut en déduire plusieurs choses importantes :
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Des petits groupes aux intérêts concentrés comme les agriculteurs ou les producteurs d'acier seront mieux organisés pour prélever des rentes que des groupes plus nombreux et moins soudés.
La capacité de mobilisation étant inégale, les gains de l'action politique sont inégalement répartis.
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Pour obtenir un avantage monétaire significatif, un groupe de pression est prêt à dépenser du temps et de l'argent (au moins en termes de coût d'opportunité). Réparti sur l'ensemble de la population, ce coût est insignifiant. A supposer qu'ils s'en rendent compte, les contribuables (ou les consommateurs) n'ont pas, financièrement, intérêt à se mobiliser.
Du fait de cette concentration des gains et de la diffusion des pertes, il existe un biais significatif à l'accroissement des dépenses d'intervention économique et sociale.
Par exemple, les paysans suisses, qui représentent une petite fraction de la population active de la confédération helvétique, parviennent a obtenir des subventions directes et indirectes qui se montent à environ 80% de leurs revenus tandis que les paysans du Ghana, qui composent la majeure partie de la population de ce pays, subventionnent la petite bourgeoisie urbaine (ils donnent plus qu'ils ne reçoivent).
Les travaux de Mancur Olson peuvent être utilisés pour montrer qu'au sein d'une coalition, ce sont les petits pays qui exploitent les gros : l'Islande profite beaucoup plus de l'OTAN que les Etats-Unis. On peut, avec la même approche olsonienne, analyser le déclin ou au contraire l'envol d'un pays par la plus ou moins grande cristallisation corporatiste, autrement dit par la plus ou moins grande capacité du système institutionnel à éviter que les groupes d'intérêt prédateurs ne captent les rentes.
Puisque tout le monde cherche à vivre aux dépens de tout le monde, puisque la recherche de rentes (“rent seeking”) est partout, alors plus l'Etat est gros et plus il peut conférer des avantages divers et plus cette activité de recherche sera intense ; or il s'agit d'une recherche improductive, une débauche d'énergie qui débouche sur une perte sociale nette. Il n'est pas inintéressant d'analyser nombre de politiques publiques sous cet angle, depuis la PAC jusqu'aux politiques industrielles, en passant par le plan d'aide aux buralistes (2003).
Conclusion
La plus importante contribution de l'école des choix publics est de changer la manière dont les économistes voient la politique. Elle n'est pas à la source du manque de confiance dans les actions du gouvernement mais elle aide à comprendre les déficiences des procédures politiques et de l'action collective.
En rappelant sans cesse les apports de Condorcet et de Arrow (par exemple le fait qu'il n'existe pas de manière non dictatoriale d'agréger les préférences individuelles et de les fusionner dans une mega-préférence collective, sauf si les individus ont des préférences identiques ou sont unanimes), les auteurs de l'école du Public Choice permettent de questionner des expressions courantes peu précises comme"intérêt général "qui servent très souvent de cheval de Troie pour des interventions publiques aux objectifs réels peu transparents.
Ils ont donc contribué à réintégrer les dynamiques sociales ainsi que les facteurs politiques dans l'analyse du fonctionnement de l'économie. Le premier modèle ayant pour objet l'impact du choix public a été élaboré par Nordhaus (1975). Ce modèle, fondé sur l'existence d'un arbitrage inflation/chômage et attribuant une certaine myopie aux électeurs, peut être qualifié de néo-keynésien, preuve que toute la production théorique de l'école du Public Choice n'est pas uniquement d'inspiration néoclassique.
L'école du Public Choice s'exprime principalement dans la revue qui porte le même nom. Elle est un peu à l'écart des autres et rarement célébrée si l'on excepte le prix Nobel accordé en 1986 a Buchanan ; c'est particulièrement le cas en France où, en dépit de la reconnaissance par beaucoup que l'économie pure est une représentation très éloignée du monde social, elle n'a jamais trouvé ses lettres de noblesse...