"Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas"
Pascal
Définition
L'homo Oeconomicus est une notion abstraite par laquelle la science économique aborde la question du comportement de l'homme. Elle est principalement fondée sur l'idée de rationalité et d'utilisation optimale des ressources rares pour atteindre une fonction objectif qualifiée de fonction d'utilité. Même cette notion d'utilité n'est jamais qu'une manière de résumer un ensemble de préférences dont l'économiste ne cherche pas, a priori, à pénétrer ni le sens, ni les références.
Analyse
La télévision montre parfois des cortèges de manifestants qui portent des banderoles sur lesquelles sont inscrites des formules du type : "Nous ne sommes pas des Homo Oeconomicus, signé Homo Sapiens". Que répondre à Homo Sapiens ?
La science économique moderne s'est constituée en séparant le comportement de l'homme dans la vie économique de l'approche morale et en considérant que les motivations de l'homme dans ses décisions économiques sont essentiellement de nature hédoniste et utilitariste. Les rapports marchands ne sont généralement pas réglés par l'amour du prochain ; on se souvient d'Adam Smith nous conseillant de ne pas trop miser sur la sympathie qui nous lie au boulanger ou au boucher pour nous nourrir, mais de miser plutôt sur leur intérêt bien compris. Cette approche a été systématisée par les économistes néo-classiques qui ont exclu de leur analyse tout ce qui relève du comportement social collectif, du don, du sens de la justice etc. L'homo oeconomicus est un être "rationnel" : l'homme participe à la vie économique en vue de maximiser son bien-être et gère les ressources dont il dispose dans le seul but de maximiser son utilité globale. C'est par l'intermédiaire de celle-ci que sont prises en compte les influences éventuelles des normes, des conventions sociales ou des traditions.
La notion de rationalité
En 1952, un mathématicien et un économiste, John von Neumann et Oskar Morgenstern, publiaient un article où ils démontraient qu'un individu qui, dans ses choix risqués, suit cinq axiomes dits de rationalité, se comporte comme s'il maximisait l'espérance mathématique d'une fonction dite d'utilité (ordinale). Les axiomes en question sont faciles à admettre puisqu'ils supposent, par exemple, qu'un individu peut ordonner ses choix, que ceux-ci sont transitifs et qu'il est indifférent entre choisir un investissement risqué et une somme certaine dont il détermine le montant.
Il y a là une définition restrictive de la rationalité qui se différencie, par exemple, de celle qui est utilisée par les économistes de l'école autrichienne. Dans ce dernier cas, la rationalité peut se définir comme le fait qu'un individu est capable de définir ses propres objectifs et de rechercher les meilleurs moyens de les atteindre, compte tenu de la situation d'information imparfaite où il se trouve nécessairement (de telle sorte que l'insuffisance d'information n'implique pas l'irrationalité). De cette définition il résulte évidemment que tout individu se comporte de manière rationnelle (même si cette manière est incompréhensible pour un observateur extérieur et qu'il est donc tenté de décrire le comportement de cet individu comme irrationnel). Cette définition peut paraître trop large et même tautologique. Elle n'en a pas moins des implications fondamentales pour la théorie économique : si l'on s'abstenait de faire cette hypothèse, la science économique serait tout simplement impossible.
La rationalité chez les économistes revient à deux propositions simples, en situation d'incertitude comme en situation de certitude : 1) comparer les alternatives et 2) être cohérent dans ses choix. L'un et l'autre de ces deux comportements ne s'obtiennent pas sans coût. Il faut donc un gain pour compenser ce coût d'opportunité. Il est donc parfaitement rationnel, et digne de l'homo economicus, de ne pas comparer les alternatives et d'être incohérent dans ses choix si le coût de cette action excède le gain.
Les critiques de l'homo Oeconomicus
Elles sont nombreuses puisque la notion d'Homo Oeconomicus a de nos jours une connotation nettement péjorative.
1. Dès la parution des premiers travaux sur la rationalité des chercheurs ont manifesté leur scepticisme. Donnons deux exemples. Maurice Allais a, en 1952, imaginé un double choix tel que la majorité des individus interrogés manifestent des préférences non transitives (et violent ainsi l'un des axiomes de rationalité de von Neumann et Morgenstern). Les paradoxes dits d'Allais montrent que, confrontés à certains types de loteries, les individus ne se conforment pas au principe de la maximisation de l'utilité : ils préfèrent moins à plus, et non plus à moins. En 1961, Daniel Ellsberg a observé que les décideurs pénalisent les situations d'incertitude (lorsque les probabilités des résultats ne sont pas explicites) par rapport aux situations de risque (lorsque les probabilités des résultats sont objectivement quantifiées).
A partir des années 1970, la contestation de la notion devenue dominante de rationalité a été systématisée par les travaux de Kahneman et Tversky. Ces deux chercheurs et leurs disciples ont, dans un grand nombre d'articles, montré qu'une majorité de "cobayes" (des étudiants le plus souvent) confrontés à des tests expérimentaux prennent des décisions non conformes aux axiomes de rationalité. Ils proposent trois types d'explications à de tels comportements.
a. Dans la plupart des situations de la vie réelle, les probabilités des résultats des décisions ne sont pas connues. Il s'ensuit que des espérances d'utilité ne peuvent être calculées.
b. L'utilité des individus ne dépend pas uniquement de leur richesse mais aussi de facteurs "irrationnels" tels que la douleur psychique que provoquent les pertes nominales de valeur, le besoin d'imiter le comportement d'autres individus (pour ne pas risquer d'avoir de moins bons résultats qu'eux) ou des considérations éthiques (révélées dans le "jeu de l'ultimatum")
c. La richesse de l'individu dans différents états du monde est quasiment impossible à estimer surtout à cause du calcul de la valeur présente de ses flux financiers futurs.
Si les individus ne maximisent pas l'espérance de leur fonction d'utilité, comment prennent-ils des décisions dans des situations d'incertitude ? Pour répondre à cette question, les chercheurs en finance comportementale, nom de la discipline fondée par Kahneman et Tversky, ont recours à l'expérimentation. D'après eux, les individus sont d'une part sujets à des "biais comportementaux". Ils ont, par exemple, tendance à surpondérer les probabilités très faibles ou à sous-pondérer les probabilités moyennes et fortes. Par ailleurs, ils ont recours à des règles de conduite apprises par expérience comme le recours à l'analyse technique.
Les enseignements des neurosciences sont illustratifs à ce titre. Comme le rappelle par exemple Alain Berthoz, directeur du laboratoire de physiologie de la perception et de l'action au Collège de France, "notre cerveau a d'abord été programmé pour être rapide, pas pour être exact". De fait, plus que la recherche de l'exactitude, la faculté de prendre une décision rapide face à un problème conditionnant la survie (la fuite devant un danger par exemple) s'est révélée le plus souvent pertinente pour l'espèce humaine en ceci qu'elle lui a permis de prospérer dans son environnement. Dans le monde moderne (celui de la finance notamment) la rapidité reste un élément clé de la réussite même si elle conditionne heureusement moins la survie des opérateurs... Ces derniers fondent souvent, en toute connaissance de cause, leurs décisions sur des raisonnements non conformes aux enseignements de l'orthodoxie financière la plus pure mais qui ont le mérite d'être simples et/ou de conduire, le plus souvent, à des décisions pertinentes.
2. Les psychiatres désignent par "rationalisme morbide" un jeu stérile du raisonnement qui, coupé de ses racines affectives, tourne à vide dans l'abstraction. L'homo oeconomicus, agent désincarné, témoignerait d'un réductionnisme économique qui restreint l'homme à une forme calculatrice. L'être humain, c'est aussi un complexe de fantasmes, de pulsions et de passions qui gouvernent ses choix et comportements. Et qui parasitent ou subvertissent les démarches pseudo "rationnelles". Homo sapiens cohabite avec Homo demens, celui du thymos et de l'ubris. Homo economicus est sans doute rationnel ; mais il n'est pas que rationnel.
3. La dimension sociale du comportement (Smith), les conflits d'intérêt entre les groupes sociaux (Marx) disparaissent du champ de l'analyse au profit d'une approche individualiste et utilitariste (le Robinson sur son île de la microéconomie). Beaucoup de sociologues n'apprécient pas cette orientation, notamment ceux qui étudient l'homme au travail, au sein de l'entreprise. Par exemple, il est fréquent de voir des salariés considérer un accroissement de salaire comme une forme de reconnaissance de leur valeur et "remercier" l'entreprise de cette hausse par une amélioration de productivité (modèle de "l'échange de cadeaux", du "don/contre-don").
Plus généralement, confronté à un choix, l'"homo sociologicus" peut, contrairement à l'homo oeconomicus, faire, non ce qu'il préfère mais ce que l'habitude et divers conditionnements (éthiques, cognitifs, gestuels…) lui dictent de faire. En général l'économiste traite les préférences de l'agent social comme préexistantes, variables indépendantes de la situation dans laquelle cet agent se trouve. Ces préférences sont déduites d'une modélisation élémentaire de comportements humains considérés comme universels. Pour le sociologue, sauf cas particulier, les préférences des agents sociaux sont traitées comme une fonction de l'environnement et de l'histoire des actions passées de l'agent. Dans le modèle classique de l'homo oeconomicus, le sujet est dans des situations où il est capable de déterminer parmi les actions X, Y, Z celle qui le conduit à des résultats qu'il considère comme préférables. Le modèle de l'homo sociologicus, qui rencontre sur ce point des développements récents de l'économie, a tendance à insister sur le fait que dans de nombreuses situations, la notion de meilleur choix est mal définie.
4. Selon Boudon, les travaux en affinité avec les principes de l'individualisme méthodologique peuvent être regroupés en trois principales catégories :
a. Ceux qui considèrent les actions de l'individu comme toujours motivées par une rationalité sans faille et réduisent la réalité sociale à des transactions guidées par le seul calcul des avantages et coûts . Parmi les applications cohérentes avec cette approche, on trouve les travaux de Mancur Olson, ceux de l'école du Public Choice… C'est sans doute là que se situe l'homo economicus traditionnel, "pur et dur".
b. Ceux qui assouplissent ces hypothèses en reconnaissant à l'individu une rationalité non plus absolue mais relative et limitée. La critique du postulat de la rationalité sans faille de l'individu a été initiée par l'économiste Herbert Simon. Elle ouvrait à une solution non plus optimale mais satisfaisante des choix opérés par les individus. Enpplication, on trouve les travaux d'Albert Hirschman ou de Michel Crozier…
c. Ceux qui s'inscrivent dans une méthodologie individualiste mais sans impliquer que le modèle de l'homo oeconomicus, calculateur et utilitariste, soit général. On parle alors "d'individualisme méthodologique contextualisé". Ils proposent une autre variante de la rupture d'avec la rationalité parfaite et maximisatrice puisque l'individu se trouve pourvu d'une capacité limitée d'information, de décision et de simulation liée à la position qu'il occupe vis à vis des autres individus. Paul Lazarsfeld ou Raymond Boudon lui-même peuvent être classés dans cette catégorie.
Pourtant, aussi indispensable que soit ce que Boudon appelle le MUE (modèle de l'utilité espérée, un pilier de l'homo economicus), ce modèle se révèle impuissant à en expliquer beaucoup d'autres. On peut même dresser une liste imposante de phénomènes sociaux devant lesquels il bute. Les discussions relatives au paradoxe du vote témoignent des apories auxquelles conduit, sur certains sujets, le MUE. Si on prend le MUE au sérieux, nous dit ce paradoxe, on ne comprend pas pourquoi les gens votent : puisque mon vote n'a qu'une chance pratiquement nulle d'influencer le résultat d'une consultation populaire, pourquoi voterais-je, plutôt que de me consacrer à des activités plus intéressantes ? Pourtant, les gens votent. Le paradoxe du vote a fini par prendre le statut d'une pierre d'achoppement ; c'est pourquoi il a donné naissance à une littérature considérable. Non seulement ces théories n'expliquent pas de façon satisfaisante pourquoi les gens votent, elles ne permettent pas non plus de comprendre les variations de l'abstention d'une consultation à l'autre. Bien d'autres phénomènes opposent au MUE une résistance inébranlable.
En résumé, l'homo economicus est par principe désarmé :
a. Devant les phénomènes qui mettent en jeu des croyances non triviales
b. Devant ceux qui mettent en jeu des croyances prescriptives échappant aux modèles de caractère conséquentialiste
c. Devant ceux qui mettent en jeu des réactions échappant par la force des choses à toute considération de caractère égoïste.
Ce sont en d'autres termes les postulats du conséquentialisme, de l'égoïsme et du calcul coût-avantage qui rendent l'explication d'une multitude de phénomènes inaccessible au MUE (Boudon, 1996).
Homo Oeconomicus : la défense
Le succès de l'homo Oeconomicus est dû ses succès scientifiques. Le premier, et non des moindres, de ses succès, est celui de la simplicité. Comme le rappelle Robert Solow (2001), "un bon modèle doit être à même d'expliquer un grand nombre de faits en ne faisant appel qu'à un nombre restreint d'hypothèses. (…) Je ne crois pas qu'une "approche alternative" quelconque ait satisfait, à ce jour, à ces critères. L'on peut s'étonner que les pourfendeurs de l'économie néoclassique n'aient pas formulé plus précisément des hypothèses alternatives qu'ils auraient pu tester empiriquement avec les meilleures techniques quantitatives disponibles".
Or, et cet élargissement est un second succès inattendu, ce modèle permet une économie de moyens lorsqu'il montre sa capacité prédictive en dehors même du domaine de l'économie. C'est ainsi que l'application aux phénomènes politiques a connu de remarquables succès dans les années 50-60 (cf. les travaux de A. Downs, de J. Buchanan, de G. Tullock avec le courant dit du Public Choice). Plus près de nous, G. Hardin a élucidé la malédiction de la vaine pâture tandis que G. Becker donnait des éclairages nouveaux sur l'économie de la criminalité ou de la famille.
Conclusion
1. Du côté de la psychologie, des travaux comme ceux de Kahneman et Tversky ont démontré l'existence de biais cognitifs expliquant notamment que l'individu ne prenne pas toujours des décisions conformes à son intérêt. Mais l'origine de ces biais reste mystérieuse. De plus, l'on n'a pas de vision claire des conditions qui en favorisent ou en défavorisent l'apparition. Les facteurs culturels évoqués par certains sociologues et anthropologues se heurtent aux mêmes difficultés. On ignore la nature des mécanismes auxquels ils correspondent, couramment qualifiés d'effets de socialisation, et l'on est par suite dans l'incapacité de décrire les conditions dans lesquelles ils apparaissent. Selon Gary Becker, l'appel à des forces biologiques, psychologiques ou culturelles conduit à des explications peu convaincantes ; de telles explications sont ad hoc et tautologiques. Autrement dit, si les approches en termes d'homo oeconomicus sont accusées d'être simplistes par les sociologues, les économistes ont quelques arguments pour leur renvoyer la balle.
2. Suivons une métaphore développée par Paul Krugman, celle des cartes de l'Afrique : Au 15e siècle, elles sont fort peu correctes mais dessinent les côtes et sont pleines d'informations sur l'intérieur des terres. Au 18e siècle, le dessin des côtes est exact, mais les cartes sont muettes sur l'intérieur du continent : autrement dit, les Européens en savent moins que trois siècles plus tôt sur l'intérieur de l'Afrique. La raison : seules les informations scientifiquement établies sont désormais utilisées (les récits de voyage sont délaissées par les cartographes), avant une nouvelle avancée au 19e siècle, définitive. D'où l'on tire cette conclusion : la discipline qu'impose l'approche scientifique (en économie : la modélisation) peut entraîner des reculs en pertinence mais constitue une condition du progrès de la connaissance à long terme. Ainsi, l'homo economicus est une caricature certes peu probable de l'homme réel, mais elle est une fiction normative hautement productive (elle aboutit a des résultats) et, encore aujourd'hui, sans réelle alternative.