"L'habitant de Londres pouvait commander par téléphone divers produits de la terre entière et s'attendre raisonnablement à ce qu'ils lui soient livrés rapidement à domicile ; il pouvait en même temps risquer sa fortune en investissant dans les ressources naturelles et les entreprises nouvelles de n'importe quel coin du monde... et, surtout, il considérait que cet état de choses était normal, certain et permanent, que cela ne pouvait changer que dans le sens de l'amélioration, et que toute exception était scandaleuse, aberrante et évitable"
J. M. Keynes (1919, parlant de l'avant guerre,
La pauvreté dans l'abondance , Gallimard, Tel, 2002
Définition
De même que les innovations semblent progresser par grappes, la mondialisation semble progresser par vagues. Il y avait peu de contacts entre les civilisations autrefois : l'imprimerie est inventée au VIIIe siècle en Chine mais ne se développe en Europe qu'à partir du XVIe siècle. La poudre est inventée au IXe siècle en Chine mais n'atteint les arabes que des siècles après et l'Europe au XIVe siècle seulement… Les choses changent avec la révolution commerciale médiévale, dans l'Italie des Cités-Etats en particulier (Gênes, Venise, Florence…). Le commerce international joua un rôle important dans la révolution industrielle. Au XVIIIe siècle, la Chine et l'Europe étaient presque au même niveau de PIB par tête ; l'une commerça et l'autre se replia.
Sur une période plus récente, il est désormais d'usage de parler de trois grandes vagues de mondialisation
1. 1870-1914 : la "Belle époque" en Europe, le "Gilden Age" aux Etats-Unis
Cette période est caractérisée par des flux migratoires gigantesques, principalement dans le sens de l'Europe vers l'Amérique et une intégration commerciale et financière poussée. Elle est soutenue par des progrès considérables dans la rapidité du transport des biens et des personnes.
2. Les "30 glorieuses"
Cette période est dominée par l'ouverture commerciale : le libre-échange devient une réalité en Europe et entre l'Europe et les Etats-Unis, sur fond de négociations multilatérales dans le cadre du GATT ; c'est aussi l'ouverture du Japon et l'aventure des 4 dragons asiatiques, et la poursuite des progrès dans le domaine des transports (containers, fret aérien…).
3. La phase actuelle que l'on peut faire débuter avec l'ouverture (timide) de la Chine en 1978
Cette phase est soutenue par des progrès techniques considérables dans le domaine des technologies de l'information qui touchent à la fois les communications industrielles et commerciales et les transactions financières. Les réformes de la réglementation ont accompagné ces progrès techniques. On n'oubliera pas pour autant la révolution des containers qui facilite considérablement le transport des marchandises.
La globalisation dans le long terme
Source : www.unige.ch/ses/ecopo/staff/demelo/demelo.html
Lecture : une première vague très puissante (1870-1914), portée par les fusions acquisitions, le progrès technique (2e révolution industrielle) et des flux d'immigrants très importants (irlandais, italiens, polonais,…) ; une deuxième vague plus timide (sous les 30 glorieuses) ; une troisième vague basée sur la globalisation financière et sur l'insertion dans les échanges de nombreux pays jadis fermés (Chine, Inde, Russie…). Grande différence entre la première vague et la deuxième vague : l'élimination du libre mouvement de personnes avec la deuxième vague. Pourcentage de la population née à l'étranger aux Etats-Unis : 15% avant 1914, 7% durant l'entre deux guerres.
Compte tenu de la vigueur de la"dé-mondialisation" sur la période 1914-1945, et de la timidité de la deuxième vague (notamment sur le plan de la mobilité des personnes), il n'est pas étonnant que dans de nombreux domaines la mondialisation actuelle soit"en retard" par rapport à celle de la"Belle Epoque". Il faut dire aussi que le fantastique accroissement de l'Etat providence au cours du XXe siècle dans tous les pays développés a puissamment joué contre les mouvements migratoires.
La mesure de la mondialisation
Comment mesure-t-on ces avancées et ces reculs ? Plusieurs méthodes sont utilisées par les économistes, toutes ont leurs avantages et leurs inconvénients.
1. La mesure du prix unique
Une première consiste (à partir de la loi du prix unique) à mesurer les écarts de prix pour une même marchandise entre les pays ; des prix quasi-identiques sont le signe d'une convergence importante. Il faut bien entendu prendre comme étalon un produit parfaitement homogène dans l'espace et assez universellement répandu. La plupart des études empiriques montrent que la loi du prix unique trouve très rarement à s'appliquer mais qu'une convergence importante des prix a eu lieu il y a un siècle et qu'une autre est à l'œuvre depuis 30 ans environ.
2. Les taux de marge sur les opérations de commerce international
Un entrepreneur-armateur ne va pas être enthousiaste à l'idée de transporter des épices rares entre la mer de Chine et l'Europe en plein 17ème siècle à moins d'y trouver un profit substantiel : gros risques et faible concurrence se traduisent par des taux de marges importants. Par contre, deux siècles plus tard, ce n'est plus une aventure mais de la routine ; les marges fondent. En étudiant les livres de compte des opérateurs et les prix mondiaux pour divers produits, les économistes peuvent se faire ainsi une idée de la vigueur de la globalisation à travers les ages.
Baisse des marges avant la première vague de globalisation
Source : www.unige.ch/ses/ecopo/staff/demelo/demelo.html
Lecture : Des économistes ont cherché à évaluer (grosso modo !) les prix mondiaux (à l'achat au Sud, à la vente au Nord) pour les épices et le café depuis 4 siècles ; ces produits font l'objet depuis le 16e siècle d'un intense commerce international et plus les écarts de prix (ou marges) sont importants et plus on peut penser que la concurrence est faible, que les quantités échangées sont faibles en raison des multiples risques de ce genre d'entreprise outre-mer et que la globalisation est limitée. On constate que les marges diminuent significativement dès le tout début du XIXe siècle, un demi siècle environ avant la première vague de mondialisation. Un indice qui suggère que la mondialisation ne commence pas avec la première vague.
3. L'internationalisation du financement de l'investissement
Une autre méthode consiste à analyser les comptes courants (en valeur absolue) ou, de façon voisine, la corrélation entre l'investissement domestique et l'épargne domestique. Selon Taylor (1996), la corrélation de l'investissement domestique et de l'épargne domestique se situe autour de 0,5 entre 1870 et 1900, puis elle gravite autour de 0,7 de 1900 à 1920, elle revient aux environs de 0,5 dans les années 1920, puis elle oscille autour de 0,85 environ de 1930 à 1980, pour revenir finalement aux environs de 0,6 depuis 20 ans… autrement dit, et c'était également la conclusion d'une étude célèbre de Feldstein et Horioka, la décorrélation entre investissement et épargne progresse mais moins vite qu'on ne le croit souvent et reste inférieure à son niveau de l'avant 1929.
4. Le poids des échanges dans le PIB
Une méthode plus simple et plus médiatisée consiste à mesurer le poids des échanges (importations, exportations) dans le PIB. Des indicateurs sectoriels peuvent être ici d'un grand secours du fait de l'importance des secteurs protégés
Source: Baldwin et Philippe (1999)
Lecture: Le creux de 1950 est dû aux politiques protectionnistes des années 1920 à 1940
5. Des exemples d'indicateurs ponctuels
Enfin, on peut avoir recours à des méthodes alternatives (nombre d'immigrants rapporté à la population, coûts des transports…). A l'époque de l'Empire romain, le temps moyen pour qu'une information passe de Rome à Alexandrie était d'une heure par kilomètre. Au XVIIIe siècle, il fallait encore quatre jours pour qu'une lettre parvienne à 300 kilomètres de Londres. A partir de 1865, des câbles permettent de transmettre en vingt-quatre heures une information de Londres à Bombay. Aujourd'hui, un simple clic…
Source: Nicholas Crafts (2000), Globalization and Growth in the Twentieth Century, FMI, Working Paper, mars.
La nature des flux d'échange
Les flux d'échanges n'ont pas seulement une intensité variable, ils changent de nature :
1. Les flux migratoires
Ce sont presque 60 millions d'Européens qui ont quitté le Vieux Continent pour gagner les terres du Nouveau Monde : entre 1870 et 1910, le prix de la terre grimpe de 250% aux Etats-Unis ; pendant la même période, la valeur de la terre baisse d'environ 50% en France et en Angleterre. La mondialisation d'aujourd'hui est par contre " immobile" : on estime ainsi à 10% le chiffre de la population mondiale formée d'immigrés en 1913, tandis que le chiffre est trois fois moindre de nos jours.
2. Les flux de capitaux
Pas de mobilité des hommes sans une mobilité du capital. Les ordres de grandeur sont là aussi hors de proportion par rapport aux chiffres enregistrés aujourd'hui. A la veille de la Première Guerre mondiale, plus de 40% de l'épargne anglaise est investie outre-mer (et ses exportations représentaient plus du tiers de son PIB). A la même époque, la France exporte un quart de son épargne. En conséquence, 50% du capital argentin, 40% du capital canadien et le quart du capital des Etats-Unis sont détenus par des investisseurs étrangers en 1913. Lors de la première vague de mondialisation, les flux de capitaux se déplaçaient du Nord vers le Sud, aujourd'hui ils restent majoritairement au Nord.
3. Les flux de biens
Le commerce international porte essentiellement, de nos jours, sur des produits proches et naît de l'échange entre pays voisins (commerce intra-branche, régionalisation…). La mondialisation " à l'ancienne", c'est-à-dire celle de la grande vague de la fin du XIXe (le commerce au long cours entre pays dissemblables) a crû beaucoup moins vite que la mondialisation " de proximité". Jeffrey Frankel (2002) a proposé à cet égard un calcul simple. L'économie US représente, comme l'Europe dans son ensemble, environ un quart du PIB mondial. Si elle était parfaitement intégrée au monde, au sens où ses ventes et achats seraient indifférents aux destinations ou aux origines de ses partenaires commerciaux, elle vendrait ou achèterait trois quarts de ses biens à l'étranger. Comme les ventes et achats ne correspondent qu'à 12% de son PIB environ (et il en va de même en Europe), on peut établir un ratio entre le chiffre théorique et le chiffre réel : un facteur de 1 à 6. Comme le note avec malice Daniel Cohen, " La réalité est six fois plus petite que la fiction d'un monde parfaitement intégré. Paraphrasant Robert Solow, on pourrait dire que l'on voit la mondialisation partout, sauf dans les statistiques (…) Pour nous, pays riches, la mondialisation est en grande partie imaginaire, elle est peut-être " notre" imaginaire".
Histoire de la mobilité des capitaux, par Obstfled et Taylor
Source : Obstfeld et Taylor (2002)
Lecture : Les valeurs sont celles dégagées par les auteurs à travers la méthode de corrélation épargne-investissement (plus la corrélation entre les deux est forte, plus la mobilité internationale des capitaux est faible, et vice versa) ; elles ne recoupent qu'imparfaitement celles obtenues par d'autres auteurs à l'aide d'autres méthodes (IDE/PIB, par exemple). Les résultats vont dans le sens de ceux qui ne distinguent que deux grandes vagues de mondialisation : celle dite du Gold Standard (en référence au régime de l'étalon-or alors dominant) et celle des années 80-90 (période de changes flottants ou Float) : la période dite de Bretton-Woods (1945-1971) n'a jamais pu retrouver une mobilité des capitaux digne de celle du début du siècle.
Conclusion
1. L'étude des vagues de mondialisation permet de relativiser l'ampleur de la phase actuelle. Elle permet surtout de comprendre que la globalisation pourrait s'arrêter et même s'inverser, et que cela ne serait pas sans poser des problèmes : les phases de reflux, de " déglobalisation" se traduisent généralement pas des récessions, par des pertes de revenus importantes et souvent par des guerres. Pour un pays particulier, il peut être très coûteux de rater une vague de mondialisation (exemples de l'Argentine ou de la Russie au XXe siècle).
2. Le passage d'une mondialisation par les hommes à une mondialisation par les capitaux est étroitement lié à la montée des Etats providence dans les pays développés. Vouloir à la fois la liberté de mouvement pour les hommes, le ralentissement de la mobilité des capitaux et le renforcement des dispositifs de protection sociale est quelque peu incohérent, du moins si l'on regarde l'histoire du XXe siècle.
3. Au-delà des séquences de flux/reflux, à court-moyen terme, on observe une tendance de fond à la globalisation et à l'alignement des provinces (c'est ainsi que s'exprimait Hegel au soir de la bataille de Iéna en 1806, lorsqu il prophétisa la fin de l'Histoire et la convergence des régimes politiques sur celui né de la révolution française), en lien avec le progrès technique et avec le décloisonnement culturel.
Annexes