Dossier corrigé
Quel rôle pour l’Etat dans les stratégies de développement ?
L’enjeu du rôle de l’Etat dans le fonctionnement du système économique qui oppose l’école néoclassique – à savoir l’intervention publique vue comme un obstacle au fonctionnement optimal du marché – et l’école keynésienne – l’intervention publique comme moyen de pallier les limites des mécanismes marchands - a surtout porté dans l’histoire de la pensée économique sur le cas des pays industrialisés. Les analyses néoclassiques et keynésiennes des relations Etat – marché ont ainsi été construites à partir de l’étude de structures économiques alliant un Etat puissant économiquement et politiquement ainsi que des mécanismes marchands construits et acceptés durablement par la population.
Mais qu’en est-il des Pays en développement (PED) qui pour la plupart, et en particulier les Pays les moins avancés (PMA) ne disposent d’aucune de ces deux caractéristiques ? Si l’économiste Robert Musgrave a assigné à l’Etat trois fonctions économiques essentielles – l’allocation, la redistribution et la stabilisation – quel rôle doit-il avoir dans la définition et la mise en œuvre des stratégies de développement entendues comme des modèles pour démarrer un processus durale d’accroissement du niveau de vie de la population ? Les pays en développement doivent-ils privilégier le recours à un Etat interventionniste dans ces stratégies ou bien doivent-ils s’en remettre aux mécanismes du marché autorégulé ?
Si les stratégies de développement se basant sur un interventionnisme public fort ont échoué, celles privilégiant la voie marchande ont aussi rencontré des limites qui remettent en cause leur efficacité. La solution passerait alors par l’association des mécanismes publics et privés de régulation de l’économie, ouvrant la voie à une nouvelle génération de stratégies de développement.
1) L’échec du développement encadré par l’Etat :
Les premières stratégies de développement formalisées par les économistes du développement et mises en œuvre dans les années 1950-1960 étaient fortement teintées d’hétérodoxie théorique et d’anti-occidentalisme politique. De ce fait, elles laissaient une grande place au rôle de l’Etat.
A) Les motivations des stratégies étatiques de développement :
Le climat économique et politique des années 1950 - keynésianisme triomphant, décolonisation – a fait que les pays nouvellement indépendants ont privilégié le recours à l’Etat, limitant celui aux mécanismes du marché, pour favoriser leur industrialisation. D’autant plus que les nombreux handicaps que ces pays connaissaient - économie dualisée au sens d’Arthur Lewis, faiblesse des institutions marchandes – nécessitaient une intervention publique forte pour les surmonter comme l’analysait l’économiste Gunnar Myrdal.
De plus, le marché est vu comme l’un des facteurs à l’origine du sous-développement de nombreux pays. En effet, plusieurs PED participant au commerce international souffrent d’une spécialisation de leurs exportations dans des produits primaires à faible valeur ajoutée, dont les termes de l’échange se dégradent (Raul Prebisch). L’échange marchand mondialisé est donc « inégal » selon Arghiri Emmanuel puisqu’il reflète la domination des pays riches du « centre » sur les pays pauvres de la « périphérie ».
Enfin, le sous-développement est en grande partie interprétée comme la conséquence d’un Etat faible, comme l’illustrent les crises politiques à répétition que connaissent les PMA et qui les empêchent d’installer un processus durable et stable de développement.
C’est pour l’ensemble de ces raisons que la plupart des PED vont se lancer à partir des années 1950 dans des stratégies de développement autocentré, sans recours au marché mondial, où l’Etat occupe une place centrale dans leur définition, leur mise en œuvre et leur évaluation.
B) Les raisons de l’échec de ces stratégies :
Mais ces stratégies de développement autocentré qui vont être engagées dans les pays du Tiers Monde vont se solder par un échec jusqu’aux années 1980. L’industrialisation selon ces modèles doit être menée par l’Etat selon deux voies possibles.
Tout d’abord, l’Etat doit orienter la production nationale pour se protéger des variations des prix du marché mondialisé : ce sont les stratégies de substitution aux importations. L’Etat subventionne l’industrie nationale pour favoriser la production locale et met en place des mesures protectionnistes pour réduire les importations. Doit ainsi émerger un tissu industriel nationale capable de fournir à la population les biens manufacturés pour répondre à ses besoins. Plusieurs pays d’Amérique latine ainsi que la Corée du Sud ont opté pour cette voie dans les années 1950.
Ensuite, l’Etat doit définir la stratégie d’industrialisation par la mise en place d’une planification d’investissements privés et publics dans des secteurs économiques clés (industrie lourde) qui doivent être source d’effets d’entraînement pour les autres secteurs économiques. C’est la stratégie des industries industrialisantes que l’Inde dans les années 1950 ou encore l’Algérie à partir de 1967 vont mettre en œuvre en instaurant une planification étatique et en nationalisant des industries privées.
Mais ces stratégies vont pour la plupart échouer pour plusieurs raisons :
- la trop grande intervention publique va entraîner des dysfonctionnements économiques : désincitation de l’investissement privé, la pénalisation des importations prive les économies nationales d’une concurrence stimulante ainsi que de la possibilité de profiter de transferts de technologies sources de gains de productivité,
- de nombreux Etats non démocratiques sont aux mains d’une oligarchie qui détourne les profits tirés de l’industrialisation à leur profit (corruption, prédation des ressources publiques) ou bien les consacre à des projets improductifs (les « éléphants blancs »).
De ce fait, de nombreux Etats vont se retrouver dans une situation inverse à celle visée : forte dépendance (technologie et financière) vis-à-vis de l’extérieur. Cette dépendance va alors prendre la forme d’une dette extérieure et générer à partir de 1982 la « crise de la dette », partie du Mexique et qui va toucher tous les grands pays d’Amérique latine, mettant un terme à ces stratégies publiques de développement, et annonçant l’avènement de nouvelles, marchandes cette fois, et mises en œuvre sous l’auspice des institutions internationales.
2) Les limites des stratégies marchandes de développement :
A partir des années 1980, les stratégies de développement vont être impulsées sous l’égide des institutions internationales spécialisées dans ces questions - le Fonds monétaire internationale (FMI) et la Banque mondiale – dans une perspective clairement libérale de libre jeu des mécanismes marchands.
A) Les justifications du remplacement de l’Etat par le marché dans la mise en œuvre des stratégies de développement :
La « crise de la dette » que connaissent de nombreux PED au début des années 1980 a nécessité l’intervention du FMI et de la Banque mondiale, à la fois dans le soutien financier dans le cadre de la restructuration de la dette des pays en difficulté, mais aussi dans la définition de nouvelles stratégies de développement. Ces deux institutions vont élaborer un modèle de développement basé sur l’hypothèse que c’est l’interventionnisme public qui est la cause de l’endettement extérieur et de l’inadaptation de structures économiques des PED aux contraintes d’une économie qui se mondialise.
Le FMI et la Banque mondiale vont alors conditionner les prêts octroyés aux PED à la mise en œuvre de politiques d’ajustement structurel (PAS) visant à mettre en œuvre des réformes de fonds des structures économiques des PED. Ces différentes mesures réunies sous le nom de « Consensus de Washington » par l’économiste John Williamson visent à réduire la place de l’Etat dans l’économie par des vagues de privatisations des entreprises publiques, de libéralisation et de dérégulation des marchés. Ces mesures qui visaient à l’origine à stabiliser la conjoncture économique des pays afin qu’ils puissent faire face à leur endettement extérieur (maîtrise de l’inflation, réduction du déficit public) se sont donc transformées en de véritables réformes pour substituer le marché aux Etats jugés défaillants dans la régulation de l’économie.
Ces PAS vont donc chercher à promouvoir le développement des pays pauvres par la mise en place des mécanismes de régulation marchande associée à leur intégration au commerce mondial via l’ouverture de leurs économies à la concurrence internationale et l’accès au marché financier mondial pour financer le processus de développement (accueil des investissements directs à l’étranger (IDE) et investissements de portefeuille). Le marché doit ainsi assurer une meilleure allocation des ressources pour les mettre à la disposition des secteurs qui en ont le plus besoin.
Les pays d’Amérique latine et d’Afrique qui avaient le plus souffert de la « crise de la dette » dans les années 1980 vont être les principaux bénéficiaires de cet ajustement structurel.
B) La crise du modèle marchand de développement :
Mais de nombreux pays qui ont mis en œuvre ces PAS vont connaître une grave crise financière dans les années 1990 à l’image du Mexique, du Brésil, de l’Argentine ou encore des nouveaux pays industrialisés asiatiques (NPIA). Ce sont d’ailleurs les pays qui ont appliqué avec la plus grande orthodoxie les PAS qui s’enfoncent dans la crise de la manière la plus profonde. Ils ont connu une importante déstabilisation financière en se trouvant exposés aux mouvements irréguliers des capitaux internationaux. L’arrivée de difficultés économiques comme des taux d’inflation élevés ou des tensions sur les taux de change ont provoqué des fuites importantes des capitaux.
En outre, la réduction des dépenses publiques et les privatisations ont accru la pauvreté et provoqué le recul de plusieurs indicateurs de développement comme la mortalité infantile ou le taux d’alphabétisation. Ces politiques accusées d’être des « thérapies de choc » par l’économiste Joseph Stiglitz sont imposées « par le haut », sans concertation avec les populations et aggravent la situation économique et sociale des plus pauvres.
Finalement, le remplacement de l’Etat par les mécanismes de marché est accompli de manière trop brutale et provoque la déstabilisation des économies et sociétés des PED. Ces derniers ne disposent pas des institutions politiques et sociales pour mettre en place la libéralisation de l’économie et la régulation marchande ainsi que résister à la concurrence du marché international. Les stratégies de développement privilégiant une seule institution régulatrice semblent donc vouées à l’échec, que ce soit l’Etat ou le marché. Une troisième voie consiste donc à privilégier la complémentarité des deux institutions.
3) Le développement est la conséquence de la construction d’un partenariat public – privé :
La fin des années 1990 marque avec fracas l’échec des stratégies marchandes de développement ainsi que l’avènement de leur double remise en cause :
- elles laissaient trop de place au marché contre l’Etat,
- elles étaient imposées de manière uniforme à tous les pays, sans laisser de place au pragmatisme ni à l’expérimentation.
A) La nécessaire complémentarité entre l’Etat et le marché :
Il ne faut pas opposer la régulation marchande et la régulation publique mais les associer car elles sont complémentaires.
D’un côté, le marché nécessite la présence d’institutions (comme le démontrent les travaux de Karl Polanyi, de Douglas North et de la sociologie économique) pour fonctionner correctement. Parmi celles-ci, un Etat stable, s’appuyant sur une administration régulatrice (protection de la propriété privée, système de brevets), levant l’impôt, et finançant des services publics sources d’externalités positives comme le démontrent les travaux des économistes de la croissance endogène. Le marché connaît de plus un certain nombre de défaillances : production d’externalités négatives, incapacité à produire un certain nombre de biens collectifs (purs : non rivaux et non excluables) qui rendent nécessaire l’intervention économique de l’Etat. Ce dernier peut ainsi mettre en place des réglementations (normes, interdictions) ou des incitations (taxes) permettant de réduire les externalités négatives, en particulier environnementales. L’ensemble de ces propositions sont prônées par Joseph Stiglitz qui demande l’élaboration sur ces bases d’un « nouveau consensus de Washington ».
D’un autre côté, le marché doit se substituer à l’Etat dans les domaines où il se révèle plus efficace en termes d’incitations et d’allocation des ressources : dérèglementation des marchés contrôlées par des entreprises publiques pratiquant des prix supérieurs au prix concurrentiel. Le marché, par les mécanismes de la concurrence libre et non faussée, génère des gains de productivité qui sont un préalable nécessaire au processus de développement via l’accumulation primitive qu’ils créent.
Il faut donc développer les synergies entre secteur public et secteur privé, comme l’ont réalisé avec succès les NPIA. Par exemple, la Corée du Sud a d’abord privilégié un fort interventionnisme de l’Etat (industrialisation, protection des industries naissantes, orientation des investissements, facilitation des crédits) puis a favorisé progressivement la régulation marchande des grands secteurs productifs nationaux.
B) La définition de nouvelles stratégies de développement :
Les stratégies de développement vont être redéfinies dans ce cadre par le FMI et la Banque mondiale qui vont être influencées par les travaux des économistes institutionnalistes comme Douglas North. Ils vont alors redéfinir les politiques d’ajustement structurel en instaurant la régulation publique associée à la régulation marchande via le concept de « gouvernance » : lutte contre la corruption, instauration de règles de gouvernance dans les entreprises privées. C’est le « second consensus de Washington ».
L’aide au développement va elle aussi être repensée. Il s’agit d’associer les populations locales à la définition des stratégies de développement et d’encadrer cette aide par des règles de gouvernance afin qu’elle soit destinée à des projets facteurs de développement. Les travaux d’Esther Duflo sur l’expérimentation aléatoire des politiques de lutte contre la pauvreté prônent ainsi ce pragmatisme.
Enfin, les travaux d’Amartya Sen démontrent la nécessité des institutions démocratiques dans le processus de développement. La démocratie est en effet selon lui nécessaire car elle est une condition de l’extension des « capabilités » des individus (toute personne doit disposer des capacités à pouvoir mener une vie digne et sensée par l’assurance de libertés ainsi que de moyens matériels à pouvoir les mettre en œuvre). Le système démocratique entraîne de plus des externalités positives favorisant le processus de développement. Les stratégies de développement doivent donc être des stratégies de démocratisation.
Les modèles de développement des PED ont trop longtemps opposé le recours aux instruments de régulation publique et le respect des mécanismes de marché pour asseoir leur processus d’industrialisation. Devant choisir entre un développement autocentré, qui reposait sur le volontarisme étatique mais qui se privait des ressources extérieures et des mécanismes incitatifs marchands, et un développement extraverti reposant sur le marché mais qui exclut les vertus stabilisatrices de la présence d’un Etat régulateur, beaucoup de pays pauvres se sont enfoncés dans le sous-développement. Sont alors mises en œuvre depuis les années 1990 des politiques de développement associant Etat et marché, l’un ne pouvant assurer un processus durable d’amélioration du niveau de vie sans l’autre.
L’Etat a donc un rôle économique essentiel de régulation des activités marchandes et de stabilisation de la conjoncture économique mais il ne faut pas négliger son rôle politique : la démocratie comme le démontrent les travaux d’Amartya Sen de Dani Rodrik ou encore de Jean-Paul Fitoussi est un facteur essentiel et doit être absolument intégré dans les politiques modernes de développement des pays pauvres.