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Dossier corrigé

Peut-on construire une Europe sociale ?

Introduction

L’enquête Eurobaromètre publiée en mars 2014 (Le futur de l’Europe, Eurobaromètre Spécial 413) s’intéresse à la perception que les Européens se font des deux principaux problèmes à résoudre pour l’Union européenne. En tête des réponses arrivent le chômage (évoqué par 53% des répondants) et les inégalités sociales (mentionnées par 32% des enquêtés). La réduction de la dette publique n’est citée que par 29% des citoyens et l’insuffisance de la croissance économique par 22%. Les enjeux sociaux de l’Europe sont donc particulièrement prégnants pour les citoyens. L’Union européenne est-elle pour autant capable d’élaborer une réponse adaptée à ces demandes ? Par quels biais intervient-elle dans le domaine des politiques sociales, à savoir, pour reprendre Pierre Rosanvallon, dans les politiques publiques visant à la fois à la redistribution sociale, à la « capacitation » des individus, à la régulation du marché du travail et à la protection des individus ?

Nous verrons tout d’abord que les institutions européennes disposent aujourd’hui d’une panoplie d’outils pour intervenir en ces matières, alors que la construction communautaire faisait dans les premiers temps de la politique sociale un angle mort de son action. Nous nous attacherons ensuite à montrer que ces instruments n’aboutissent pour autant pas à l’émergence d’un véritable « modèle social européen ».

I/Le développement progressif d’une action volontariste en matière de politique sociale à l’échelon de l’Union européenne

A) Un domaine longtemps resté en marge de la construction européenne

Au moment de la négociation du Traité de Rome, les Etats européens connaissent une période de croissance soutenue, de plein-emploi, d’enrichissement généralisé de la population. Si le Traité mentionne bien en son préambule qu’un des objectifs de la Communauté Economique Européenne est le « progrès économique et social » des pays européens, la marge de manœuvre qu’il laisse aux institutions communautaires est réduite.

Le titre III du Traité est certes consacré à la politique sociale et dispose en son article 117 que « les Etats-membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre », mais la Communauté ne peut pour cela qu’inciter les Etats-membres à « une collaboration étroite » (article 118). Elle n’est habilitée à intervenir que sur la base des articles 100 (qui donne la possibilité d’œuvrer au rapprochement des législations nationales) et 235 (qui permet à la Communauté d’agir, même si le Traité ne l’a pas dotée des « pouvoirs d’action requis à cet effet »). Or, ces deux dispositifs requièrent l’utilisation du vote à l’unanimité au Conseil. Cela freine le développement d’un véritable droit communautaire en matière sociale, puisque chaque Etat dispose dans les faits d’un droit de veto. Il faut ainsi attendre janvier 1974 pour que le Conseil des ministres adopte un programme d’action dans le domaine social –faisant suite aux propositions du sommet de Paris en 1972 de relancer l’Europe sociale- et accepte l’utilisation de l’article 100. Cela débouche sur une vague de directives concernant l’égalité des travailleurs masculins et féminins (la directive 75/117 CEE incite au rapprochement des législations nationales en matière d’égalité des rémunérations, la directive 76/207 CEE promeut l’égalité en matière d’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelle, et en matière de conditions de travail, la directive 79/7 s’attache à l’égalité de traitement en matière de sécurité sociale) et la protection des travailleurs (la directive 75/129 CEE établit une procédure obligatoire de consultation entre employeurs et salariés en cas de licenciement collectif, la directive 77/1787 CEE protège les salariés en cas de transfert d’entreprise ou d’établissement et la directive 80/987 fait de même lorsqu’il y a insolvabilité de l’employeur).

Outre ces moyens réduits, l’ambition sociale du Traité se résume avant tout à la résorption des inégalités pouvant freiner le libre jeu de la concurrence dans le marché commun en construction. C’est ainsi que le Fonds social européen se voit assigner la mission de « promouvoir à l’intérieur de la Communauté les facilités d’emploi et la mobilité géographique et professionnelle des travailleurs » (article 123). Les seules dispositions réellement contraignantes prévues par le Traité en matière sociale concernent le principe de l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et féminins pour un même travail (article 119), le maintien de l’équivalence existante des régimes de congés payés (article 120) et la sécurité sociale des travailleurs migrants (article 121).

Dans de telles conditions, il est aisé de comprendre pourquoi l’action sociale de la CEE s’avère tout d’abord limitée. Il faut alors attendre les différentes révisions des traités pour que se mette en place une base juridique légitimant l’intervention communautaire.

B) La lente légitimation de l’intervention communautaire en matière sociale dans les traités

Le droit originaire communautaire va progressivement élargir le champ d’action de la CEE puis de l’Union européenne, en assignant explicitement des objectifs sociaux à la construction européenne et en dotant les institutions de nouveaux moyens d’intervention.

L’Acte Unique Européen dispose dans son article 118 A que les « Etats membres s’attachent à promouvoir l’amélioration, notamment du milieu de travail, pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs, et se fixent pour objectif l’harmonisation, dans le progrès, des conditions existant dans ce domaine ». Le Traité de Maastricht, quant à lui, comprend un protocole social (signé seulement par onze Etats, le Royaume-Uni s’étant opposé à tout engagement) qui permet au Conseil de statuer, à l’unanimité, sur des points jusque-là réservés à la compétence des Etats : la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs, la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail, la représentation et la défense collective des travailleurs, les conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers se trouvant en séjour régulier, les contributions financières visant la promotion de l’emploi et la création d’emplois. Quant au Traité d’Amsterdam, il intègre l’accord sur la politique sociale et son titre VIII consacre l’emploi comme « question d’intérêt commun » (article 13 TCE).

Un saut qualitatif considérable est réalisé avec le Traité de Lisbonne. Celui-ci modifie l’article 9 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne de la manière suivante : « Dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine ». Cette disposition est appelée « clause sociale transversale ». Elle subordonne l’ensemble des interventions de l’Union européenne à la réalisation d’objectifs sociaux généraux. Par ailleurs, le Traité intègre aussi en son sein la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la « constitutionnalisant » en quelque sorte. Ce texte est l’héritier de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux (aussi appelée « Charte sociale »), signée le 9 décembre 1989 par onze Etats sur douze (le Royaume-Uni l’ayant rejetée). Celle-ci relevait avant tout de la déclaration de principe et n’avait pas de force juridique à proprement parler. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a été, quant à elle, proclamée au Conseil de Nice, le 7 décembre 2000 et adjointe au Traité constitutionnel. Le rejet de ce dernier par la France et le Danemark en 2005 a amené à intégrer la Charte au Traité de Lisbonne, même si le Royaume-Uni et la Pologne ne l’appliquent pas sur leur territoire. Elle comprend six chapitres : dignité, liberté, égalité, solidarité, citoyenneté et justice. Dans la partie consacrée à l’égalité figurent notamment le principe de non-discrimination (article 21), de l’égalité entre hommes et femmes (article 23), de l’intégration des handicapés (article 26). Le chapitre dédié à la solidarité comprend la reconnaissance du droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise (article 27), mais aussi du droit de négociation et d’action collectives (article 28). Il est précisé que les travailleurs doivent être protégés en cas de licenciement injustifié (article 30), doivent bénéficier de conditions de travail justes et équitables (article 31) et ont accès à la sécurité sociale (article 34). La Charte assoit aussi la légitimité des services d’intérêt économique général en disposant que «  l’Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément au traité instituant la Communauté européenne, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union » (article 36).

Au-delà de l’affirmation de la compétence de l’Union à se saisir des questions sociales, les traités vont assouplir les conditions dans lesquelles il est possible de légiférer sur ces points au niveau supranational.

Le Traité de Rome avait « cadenassé » le dispositif en n’autorisant que l’utilisation du vote à l’unanimité au Conseil. Les traités suivants étendent le recours au vote à la majorité qualifiée. C’est le cas tout d’abord de l’Acte Unique Européen, qui dispose dans l’article 118 A que le Conseil peut statuer à la majorité qualifiée, dans le cadre de la procédure de coopération, pour prendre des dispositions minimales concernant l’« amélioration du milieu du travail, pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs ». L’accord de 1992, signé par onze Etats-membres sur douze, prévoit que le vote à majorité qualifiée peut être exercé pour traiter de nouvelles questions : les conditions de travail, l’information et la consultation des travailleurs, l’égalité entre hommes et femmes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du travail et le traitement dans le travail, l’intégration des personnes exclues du marché du travail. Le Traité de Lisbonne marque encore une fois une rupture, puisqu’il élargit considérablement le champ d’action de la majorité qualifiée. Une distinction est faite entre trois domaines. Le premier échappe à l’action communautaire et n’est géré qu’au niveau des Etats-membres : il comprend les questions de rémunération et des droits de grève, d’association et de lock-out. Le second est soumis à l’application de la majorité qualifiée au Conseil : il concerne la santé et la sécurité des travailleurs, les conditions de travail, les droits d’information et de consultation des travailleurs, l’égalité entre hommes et femmes, la lutte contre l’exclusion sociale, l’intégration des exclus du marché du travail, l’adaptation des systèmes de protection sociale. Enfin, relèvent du vote à l’unanimité la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs, les conditions d’emploi des ressortissants étrangers des pays hors Union européenne, la protection du salarié lors de la résiliation du contrat de travail, la représentation des intérêts collectifs des salariés et des employeurs. L’innovation du Traité consiste en la mise en place d’une « clause passerelle » qui permet, après accord du Conseil à l’unanimité, de faire passer certaines matières dans le domaine de l’exercice du vote à majorité qualifiée. Cette possibilité est applicable à la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail, à la représentation et la défense collectives des intérêts des travailleurs et des employeurs, aux conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers en séjour régulier dans l’Union. De telles dispositions permettent aux institutions européennes de produire du droit dérivé (directives, règlements, décisions, avis et recommandations) affectant les politiques sociales.

Mais les traités vont aussi consacrer une autre source de droit : les négociations entre partenaires sociaux européens. Dès 1985, sous la houlette de Jacques Delors, les trois grandes organisations que sont le Centre européen des entreprises à participation publique et des entreprises d’intérêt économique général (CEEP), l’Union des industries de la Communauté européenne (UNICE, aujourd’hui rebaptisée BusinessEurope) et la Confédération européenne des syndicats (CES) entament un dialogue social au cours des entretiens dits « de Val Duchesse ». L’Acte Unique Européen donne une première assise institutionnelle à cette procédure, renforcée par l’accord social annexé au Traité de Maastricht, puis intégré au Traité d’Amsterdam. Aujourd’hui, les partenaires sociaux européens ont le statut de co-législateur de la politique sociale de l’Union. Ils peuvent être associés aux procédures de décision de deux manières. En premier lieu, ils peuvent être consultés, auxquels cas ils émettent des avis et propositions qui peuvent être (ou non) repris dans les textes élaborés par la Commission. En second lieu, ils ont la possibilité de se saisir d’une question sociale et négocier entre eux un accord-cadre. Celui-ci pourra alors être repris par une directive communautaire ou appliqué directement par les Etats-membres et leurs partenaires sociaux nationaux.

C) La définition d’un socle minimal de droits sociaux individuels et collectifs

L’ouverture du champ d’action de la Communauté puis de l’Union européenne aboutit à la définition d’un socle de droits sociaux, complété par l’interprétation faite par la Cour de Justice de la législation communautaire. Celle-ci est dense et couvre de nombreux domaines.

L’action supranationale est ainsi notable en matière d’égalité de traitement. Comme nous l’avons vu plus haut, les premières directives prises sur la base du Traité de Rome portaient sur l’égalité hommes/femmes. Elles ont été complétées par la suite, notamment avec la transposition sous forme de directive de l’accord-cadre sur le congé parental conclu en 1995 par les partenaires sociaux. Cela a conduit certains pays européens à transformer leurs législations : la Belgique, l’Irlande et le Luxembourg n’avaient par exemple aucun dispositif de ce genre. La lutte contre les discriminations s’est développée à partir des années 2000, suite à l’adoption du Traité d’Amsterdam. La directive 2000/43/CE consacre l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique. Elle prévoit la création, dans chaque Etat-membre, d’un organisme chargé de promouvoir l’égalité de traitement et de soutenir les victimes de discrimination raciale. Cela n’a pas été sans conséquences en France, la transposition de la directive entraînant la création de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations (HALDE). Cette première directive a été complétée par la directive 2000/78/CE relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

Les institutions communautaires ont été particulièrement actives en ce qui concerne la santé et la sécurité des travailleurs après l’adoption de l’Acte Unique Européen, qui permettait d’utiliser la majorité qualifiée au Conseil sur cet aspect de la politique sociale. Des textes de portée générale ont été adoptés, comme la directive 89/391 CEE qui fixe les règles générales applicables à la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. Elle s’applique tant au secteur public que privé et définit les obligations des employeurs. Elle est suivie d’un ensemble d’autres directives, qui précisent les prescriptions minimales à respecter dans différentes situations : l’utilisation d’équipements de travail (directive 89/655 CEE), la manutention manuelle de charges (directive 90/269), le travail sur écrans de visualisation (directive 90/270 CEE)… En 1994, une Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail est instituée, chargée de promouvoir des environnements de travail sains et de prévenir les risques liés aux conditions de travail. Ici encore, les partenaires sociaux se sont révélés actifs, concluant des accords-cadres, comme en 2004 sur le stress au travail et en 2007 sur le harcèlement et la violence au travail.

Le droit de l’entreprise a aussi été transformé par l’intervention communautaire. Comme évoqué plus haut, les premières directives prises dans les années 1970 ont ainsi contribué à la protection des travailleurs en cas de licenciements collectifs, de transferts d’entreprises et d’insolvabilité de l’employeur. D’une manière générale, les institutions européennes garantissent les droits des travailleurs à la négociation et à l’action collectives. Cela se reflète notamment dans la directive 94/45 CE (réformée à plusieurs reprises depuis) qui instaure un comité d’entreprise européen pour les entreprises ou groupes d’entreprises de dimension communautaire. Au travers de cet organisme, les travailleurs sont informés et consultés par la direction sur tout ce qui touche à l’évolution de l’activité et aux décisions significatives susceptibles d’affecter leurs conditions de travail ou d’emploi. Un autre pan de la législation communautaire concerne aussi la question des travailleurs détachés. Il s’agit ici de travailleurs, qui, pendant une période limitée, réalisent une prestation de service sur le territoire d’un Etat-membre autre que l’Etat sur le territoire duquel ils travaillent habituellement. La directive 96/71 est le premier texte encadrant une pratique qui fait craindre à beaucoup d’Etats-membres une généralisation du dumping social. Elle prévoit, dans son article 3, que la législation des pays d’accueil –y compris les conventions collectives de portée générale- s’applique aux travailleurs détachés et ce, en matière de périodes maximales de travail et minimales de repos, de durée minimale des congés annuels payés, de taux de salaire minimal, de sécurité, santé et hygiène. Cependant, la mise en place de la directive « Services » va alimenter les débats. Dans une première mouture votée par le Parlement européen en 2003, la directive prévoit qu’en cas de prestation de service transfrontalière, la législation du pays d’origine de l’entreprise s’applique sur le sol du pays d’accueil. Devant le tollé engendré par ces propositions, le rejet du Traité constitutionnel par la France et le Danemark et la mise en place d’une grande coalition gouvernementale en Allemagne (2005), le texte voté en 2006 ne se réfère plus ouvertement au principe du pays d’origine. En 2014, la directive de 1996 est amendée, dans le sens d’un contrôle accru des autorités du pays d’accueil sur les prestataires transfrontaliers.

Transition :

Longtemps restée à la marge du projet de construction communautaire, la politique sociale européenne s’est progressivement étoffée au gré des modifications des traités. Ceux-ci ont en effet fourni la base juridique légitimant l’intervention des institutions dans ces matières. L’apport de la législation communautaire est de deux ordres avant tout : la définition de prescriptions minimales (pour éviter l’absence totale de protection dans certains pays) et le principe de non-régression (lorsqu’un Etat dispose d’une législation plus favorable que ce que prescrivent les normes européennes, il ne doit pas s’en servir comme prétexte pour rabaisser le niveau de protection en vigueur sur son territoire). Si l’œuvre communautaire en matière sociale est loin d’être négligeable, elle semble pour autant se cantonner à la promotion d’un socle minimal de droits et rencontre des difficultés à l’heure de définir un modèle social cohérent pour toute la zone.

II/Des difficultés persistantes à faire émerger un « modèle social européen » commun et protecteur

A) Certains pans de la politique sociale échappent encore à une intervention contraignante de l’Union européenne

Même si les traités ont élargi le champ d’intervention des institutions européennes, certains points restent largement à l’écart de leur action. Ainsi, les politiques d’emploi, d’éducation et fiscales continuent de relever de la compétence exclusive des Etats-membres, tout comme la question des rémunérations. Par ailleurs, les problèmes relatifs à la sécurité sociale et à la protection sociale des travailleurs relèvent encore de l’application du vote à l’unanimité au Conseil, sans possibilité de dérogation par la « clause passerelle » prévue dans le Traité de Lisbonne.

L’Union européenne a ainsi choisi de privilégier des dispositifs souples pour coordonner les politiques sociales des Etats-membres.

La première expérience menée ainsi a été celle de la « Stratégie européenne pour l’emploi » (SEE), lancée au Sommet européen de Luxembourg en 1997, dans le but de mettre en œuvre les dispositions du Traité d’Amsterdam sur l’emploi. La SEE comprend quatre piliers : l’aptitude à l’emploi (qui se traduit notamment par la lutte contre le chômage de longue durée et le chômage des jeunes, la modernisation des systèmes d’éducation et de formation, le suivi actif des chômeurs, la réduction du décrochage scolaire), l’esprit d’entreprise (qui passe par la mise en place de règles claires et stables pour la création et la gestion d’entreprise, la simplification des obligations administratives pour les PME, l’incitation à la création de micro-entreprises, l’accès facilité à l’emploi indépendant), l’adaptabilité (supposé se réaliser par la modernisation de l’organisation du travail pour plus de flexibilité), l’égalité des chances (au travers de la lutte contre les écarts entre hommes et femmes dans le domaine de l’emploi). Pour la réalisation de ces objectifs, le Conseil se réunit annuellement et fait le point sur la situation de l’emploi dans l’Union. Il élabore ensuite des « lignes directrices » (tout d’abord appelées « lignes directrices pour l’emploi », puis « lignes directrices intégrées » lorsqu’elles fusionnent en 2005 avec les « Grandes orientations de politique économique »). Des indicateurs sont choisis pour évaluer les progrès réalisés par les Etats dans le cadre des programmes nationaux de mise en œuvre des lignes directrices. Le Conseil évalue ensuite l’application des lignes directrices.

La procédure utilisée dans le domaine de l’emploi a abouti à la formalisation lors du Conseil européen de Lisbonne en 2000 de la « méthode ouverte de coordination » (MOC). Il s’agit d’un cadre de coopération inter-gouvernementale qui n’aboutit pas à l’adoption de droit dérivé contraignant mais à des mesures de « soft law » supposées inciter les Etats à infléchir leurs législations pour remplir des objectifs communs. La « Stratégie de Lisbonne » vise ainsi à une vaste coordination (et non pas à une harmonisation) des politiques sociales et d’emploi des Etats-membres de façon à faire de l’Union européenne l’ « économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique au monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Pour ce faire, la MOC prévoit que le Conseil européen détermine des « lignes directrices » pour l’Union, qui sont autant d’objectifs à atteindre, mais sans pouvoir coercitif. Afin d’évaluer les progrès effectués et de mettre en évidence les meilleures pratiques, une batterie d’indicateurs quantitatifs et qualitatifs est établie. Les lignes directrices européennes font l’objet d’une traduction en programmes d’actions nationaux, qui proposent des mesures adaptées à la spécificité des situations locales. Un suivi périodique, notamment basé sur l’évaluation par les pairs, permet aux différents acteurs de faire le point. La MOC a été ensuite étendue à de nombreux domaines, tels que la lutte pour l’inclusion sociale (2000), les systèmes de pension et de retraire (2001) ou les soins de santé (2004).

De nombreux auteurs ont souligné que le recours à la MOC n’était pas dénué d’intérêt : il permet la mise en place de « routines procédurales » (Renaud Dehousse) et le déploiement d’un cadre normatif et cognitif pour la coopération en matière sociale (Jean-Christophe Barbier). Cependant, le caractère peu contraignant de ces dispositifs, fondés avant tout sur la bonne volonté des Etats et l’absence de suivi réel n’aboutit pas à des avancées significatives.

De ce fait, l’Union européenne rencontre des difficultés à l’heure de faire émerger des outils de politique sociale supranationaux, qui pourraient notamment suppléer les difficultés rencontrées par les Etats-membres à maintenir leurs dépenses sociales. A l’échelon européen, cette action se limite à quelques fonds, comme le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation, abondé à hauteur de 150 millions d’euros pour la période 2014-2020. Il vise à financer des projets destinés à aider des personnes ayant perdu leur emploi à la suite de changements structurels majeurs survenus dans le commerce international en raison de la mondialisation. Ainsi, la définition et le financement des politiques sociales restent largement aux mains des Etats, mais avec cette particularité d’être tout de même fortement contraintes par les exigences, cette fois-ci assorties de mesures coercitives, de la libre circulation dans le marché unique et de la surveillance des politiques budgétaires.

B) De fortes disparités subsistent entre modèles sociaux nationaux

Les pays européens sont caractérisés par un haut niveau de protection sociale. Les dépenses de protection sociale pour l’Union européenne s’élèvent en 2012 à près de 30% de son PIB et représentent 60% des dépenses mondiales en matière de protection sociale. Cela n’empêche une forte hétérogénéité des modèles sociaux nationaux. Suivant la tradition de Gosta Esping-Andersen, quatre grands modèles sont le plus couramment distingués. Le modèle social-démocrate, en cours en Suède, au Danemark et en Finlande assure à l’ensemble des citoyens un niveau élevé et uniforme de protection sociale, déconnecté de l’emploi et financé par l’impôt. L’emploi y est relativement flexible mais les prestations chômage sont importantes et mettent l’accent sur la réinsertion professionnelle. Les taux d’emploi sont importants. Le modèle conservateur, qui est en vigueur en Europe continentale avant tout, se distingue par un fort niveau de protection sociale mais lié au statut professionnel. Le système est avant tout financé par des cotisations sociales. Le taux d’emploi y est relativement faible. Le modèle libéral, typique du Royaume-Uni et de l’Irlande, accorde aux individus une protection minimale, financée par l’impôt, centrée sur les plus démunis. Les ménages souhaitant un plus fort degré de prise en charge sont incités à se tourner vers les assurances privées. Les taux d’imposition y sont faibles mais les taux d’emploi élevés. Enfin, le modèle méditerranéen, appliqué en Grèce, Espagne, Italie et Portugal se distingue par l’importance des solidarités familiales, qui amènent à ce que les prestations familiales et d’assistance soient modérées. L’emploi est protégé, mais les prestations chômage sont réduites. Les taux d’emploi sont faibles, plus particulièrement chez les femmes. Cette typologie donne une première idée de la diversité des systèmes nationaux de protection sociale en Europe. Mais des auteurs avancent que la situation est encore plus complexe. Pour Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak (« Le modèle social européen et l’Europe sociale », Revue de l’OFCE, n°104, janvier 2008), certains pays se trouvent dans des situations intermédiaires entre plusieurs modèles (notamment les Pays-Bas). Par ailleurs, ils montrent qu’au sein d’un même « groupe », les divergences peuvent être importantes (les systèmes de retraite finlandais et suédois sont loin d’être équivalents). Enfin, la nature du modèle en vigueur peut varier suivant les risques, les prestations familiales et de santé étant devenues dans la plupart des pays universelles, tandis que la gestion du chômage et des retraites reste très profondément marquée par des particularismes nationaux.

De telles disparités entre Etats se retrouvent aussi dans la manière d’appréhender la législation du travail. Tout d’abord, les pays européens n’ont pas tous la même conception de la protection de l’emploi, certains mettant l’accent sur la flexibilité (avec plus ou moins de sécurité en échange) tandis que d’autres privilégient un noyau dur d’emplois très protégés, au risque d’une dualisation du marché du travail. Ensuite, les méthodes d’élaboration du droit du travail varient fortement, entre des pays qui préfèrent l’élaboration de conventions collectives et ceux qui optent pour le recours aux actes législatifs unilatéraux. Pour finir, les Etats européens connaissent des divergences notables dans le coût du travail, liées à la fois à la dispersion des niveaux de salaires et à des politiques fiscales très différentes. Ainsi, le différentiel des salaires va de 1 à 8 entre la Bulgarie et l’Allemagne. La plupart des Etats ont mis en place un salaire minimal (à l’exception de sept, bientôt six avec l’adoption d’un salaire minimum en Allemagne) mais, là encore, les écarts sont importants : 159 euros bruts par mois en Bulgarie, contre 1874 à Malte en 2013 selon Eurostat.

Une telle diversité se comprend par l’existence de dynamiques historiques de long terme ayant abouti à des solutions spécifiques dans un domaine où la solidarité s’exerce avant tout dans le cadre national. Cependant, cela n’est pas sans poser de problèmes dans le cadre d’une intégration économique toujours plus poussée. En effet, les disparités dans les systèmes sociaux ont été rapidement perçues comme pouvant constituer des obstacles à la réalisation du marché unique, les entreprises étant soumises à des législations extrêmement différentes suivant les points du territoire européen où elles se opèrent. Par ailleurs, en l’absence de toute forme d’harmonisation des politiques sociales, cela fait courir le risque d’un dumping social accru, poussant les pays les plus protecteurs, pour sauver les emplois, à s’aligner sur un moins-disant social.

C) Vers une subordination de fait des systèmes sociaux nationaux aux impératifs de compétitivité

L’Union européenne, bien que son action soit en théorie limitée en matière d’harmonisation fiscale, des rémunérations et de la protection sociale, n’en demeure pas moins un véritable prescripteur de normes en matière de systèmes sociaux. Mais plutôt que de stimuler un alignement vers les modèles les plus protecteurs, elle semble vouloir privilégier une subordination des politiques sociales à l’impératif de compétitivité et à la hausse des taux d’emploi, perçus comme les deux principaux leviers de croissance pour l’Europe.

Les institutions communautaires paraissent en effet privilégier une mise en concurrence des systèmes sociaux nationaux.

Cela s’est manifesté au travers de la première mouture de la directive « Services », votée en 2003 par le Parlement européen, qui cherchait à appliquer le « principe du pays d’origine » aux prestations de service transfrontalières. Bien que le projet ait échoué, cela démontre une volonté de la Commission de pousser les Etats à utiliser leurs avantages comparatifs, au risque de favoriser des stratégies nationales non-coopératives (moins-disant social et fiscal).

La jurisprudence développée dans les années 2000 par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) confirme cette tendance. Dans l’arrêt Laval, en date du 11 décembre 2007, la Cour donne raison à l’entreprise lettone Laval, qui opérait en Suède mais refusait d’appliquer la convention collective suédoise, au profit de conditions de salaire et de travail lettones. L’arrêt Viking (18 décembre 2007) amène la Cour à autoriser un navire de pêche finlandais à battre pavillon estonien de façon à appliquer des normes sociales moins protectrices à l’équipage. Dans l’arrêt Rüffert (3 avril 2008), la CJUE donne raison à une entreprise polonaise opérant sur un chantier de construction d’une prison en Allemagne et n’ayant pas appliqué la convention collective allemande en vigueur en matière de salaire minimal. Dans ces trois cas, la CJUE estime que le respect de conventions collectives sectorielles ne s’applique pas aux travailleurs détachés (seules les conventions collectives de portée générale sont opposables) car elles constituent un obstacle à la liberté de circulation des services sur le territoire de l’Union européenne et empêchent les Etats d’utiliser leurs avantages concurrentiels.

Par ailleurs, l’Union européenne impose aux politiques sociales nationales de fortes contraintes budgétaires, leur intimant une modération de leurs dépenses.

Cela transparaît au travers des textes relatifs à la protection sociale (même si ceux-ci n’ont pas de réelle portée contraignante). La communication « Moderniser et améliorer la protection sociale dans l’Union européenne » publiée par la Commission européenne en 1997 met l’accent sur la nécessité de réformer la protection sociale pour la rendre « plus favorable à l’emploi ». Cela passe notamment par la diminution des prestations sous conditions de ressources, par l’activation des dépenses de chômage dans le sens d’un soutien à la formation, par les incitations au report de l’âge de départ à la retraite et par l’introduction de mécanismes de marché dans l’assurance-maladie. De telles orientations sont encore renforcées dans la communication « Une stratégie concertée pour moderniser la protection sociale » de 1999. Le rapport réaffirme le besoin de « moderniser » les systèmes de protection sociale, en veillant à adopter des réformes des systèmes de retraites et de santé qui en réduisent le coût budgétaire, en revoyant les modalités de l’imposition de manière à inciter les chômeurs et les seniors à travailler et en réduisant la charge sociale.

Mais, surtout, la nécessité de contrôler les dépenses sociales se trouve adossée à l’étroite surveillance des déficits publics dans le cadre de l’Union européenne, et plus encore de la zone euro. Le Pacte de Stabilité et de Croissance commande aux Etats-membres de l’Union Economique et Monétaire de contenir les déficits publics à 3% du PIB et la dette publique à 60% du PIB, sous peine de sanctions. Les mécanismes de surveillance des « dérapages » budgétaires se sont encore retrouvés renforcés avec la lecture faite de la crise de 2008 par les institutions européennes et l’émergence d’un « consensus de Bruxelles » faisant reposer le policy-mix européen sur deux piliers : l’austérité budgétaire et l’incitation aux réformes structurelles. Le « Pacte pour l’euro-plus », signé en 2011 et qui concerne les Etats de la zone euro ainsi que la Bulgarie, le Danemark, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne et la Roumanie, traduit cela. Il repose sur quatre piliers : favoriser la compétitivité, favoriser l’emploi, assurer la viabilité des finances publiques et renforcer la stabilité financière. Pour ce faire, un ensemble de mesures sont préconisées : la réforme des mécanismes de fixation des salaires en faveur d’une désindexation, la mise en place de la flexisécurité du marché du travail, la réduction des charges fiscales sur le travail, l’adaptation des systèmes de retraite à la situation démographique, la mise en place de mesures incitatives pour maintenir dans l’emploi les travailleurs âgés…

Conclusion :

Dans le contexte de forte croissance et de plein-emploi qui caractérisait les Trente Glorieuses, les pays signataires du Traité de Rome n’avaient pas ressenti la nécessité d’assigner une vaste compétence en matière sociale aux institutions qu’ils mettaient en place. La croyance était alors forte que le progrès social serait généré par la création du marché intégré. Il faut attendre les premiers signes du ralentissement économique au début des années 1970 pour que la Communauté Economique Européenne commence à se saisir des instruments à sa disposition, bien que ceux-ci soient limités. Les traités successifs vont alors progressivement donner une base juridique à l’intervention communautaire, qui va déboucher sur l’émergence d’un socle minimal de droits sociaux collectifs et individuels. Mais, pour autant, l’action des institutions européennes en matière sociale reste limitée par le principe de subsidiarité. Cela laisse le champ à ce que les objectifs de compétitivité économique et les instruments contraignants prévus pour les faire respecter priment sur le soutien aux dépenses sociales.

Le 7 février 2007, les ministres du Travail de neuf Etats-membres sur les vingt-sept de l’époque (Belgique, Bulgarie, Chypre, France, Grèce, Hongrie, Espagne, Italie, Luxembourg) ont signé une déclaration pour donner « Un nouvel élan à l’Europe sociale », prévoyant notamment de garantir les protections sociales « propres à la tradition européenne ». Le fait que ce texte n’ait pas recueilli l’assentiment d’une majorité d’Etats-membres révèle bien qu’en plus des limites institutionnelles à l’action de l’Union en ces matières, il n’existe pas de consensus généralisé entre les pays sur le contenu à donner à un hypothétique « modèle social européen ».

Étude de l’institut de l’entreprise

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