Dossier corrigé
Sujet : La création monétaire est-elle favorable à la croissance ?
Un des derniers économistes classiques, John Stuart Mill, écrivait en 1848, dans son ouvrage Principes d’économie politique, qu’il n’est pas dans l’économie « quelque chose de plus insignifiant que la monnaie, si on la considère autrement que comme un mécanisme pour faire vite et commodément ce qu’on ferait moins vite et moins commodément si elle n’existait pas ». A ses yeux, la monnaie n’est finalement qu’un simple moyen d’échange, mais elle n’a aucun impact sur l’activité économique. La monnaie est en effet une variable de la sphère monétaire, et ne peut jouer un quelconque rôle dans la sphère réelle. Autrement dit, la monnaie ne peut jouer sur la production des richesses. John Stuart Mill se place ici directement dans la tradition que l’on retrouve aussi chez David Ricardo, autre économiste classique du début du XIXe siècle. Dans le cadre de cette tradition, on tient la monnaie pour neutre. Autrement dit, lorsqu’on définit la monnaie au travers de ses trois fonctions - réserve de valeur, unité de compte et intermédiaire des échanges -, c’est cette dernière qui est prise la plus au sérieux. Pourtant, lorsqu’on analyse les politiques monétaires mises en place depuis 2008 et jusqu’à maintenant, que ce soit aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, dans la zone euro ou au Japon, on constate que les Banques centrales misent sur une création monétaire sans précédent pour relancer l’activité. Ces politiques, qualifiées « d’assouplissement quantitatif » (quantitative easing), partent donc du principe que la monnaie peut tout à fait avoir des effets sur la sphère réelle, et en particulier sur la croissance. Elles vont donc totalement à l’encontre de ce que disait John Stuart Mill : la monnaie est au contraire ici prise très au sérieux, et se révèle peut-être un instrument majeur ayant la capacité de relancer la croissance. Il semble donc nécessaire d’analyser les liens potentiels entre la monnaie et la croissance. En émettant de la monnaie n’ayant encore jamais circulé, peut-on agir sur la sphère réelle, et relancer l’activité ? L’enjeu de cette question est de taille, car de la réponse à cette question dépend l’efficacité de la politique monétaire, puisqu’un de ces objectifs est (ou peut être) la croissance. Nous verrons donc que si la création monétaire semble à première vue une solution pour soutenir la croissance, elle peut s’avérer ne pas toujours la favoriser. En réalité, l’efficacité de la création monétaire dépend avant tout du contexte dans lequel elle s’inscrit.
I. Si la création monétaire semble à première vue une solution pour soutenir la croissance…
La création de monnaie est, parallèlement, créatrice de richesses, et ce, pour deux raisons : d’abord parce que la création monétaire favorise l’investissement, mais aussi parce que la création monétaire alimente une consommation source de croissance.
A. La création monétaire est une condition à la création de richesses : elle favorise l’investissement.
Une entreprise, pour se développer, a besoin de financements. Ils permettront d’investir, et cet investissement permettra de créer directement davantage de richesses. De cet investissement provient donc une croissance dont profite toute l’économie. Mais ces financements trouvent leur origine dans plusieurs sources : l’autofinancement, c’est-à-dire l’utilisation des moyens propres de l’entreprise, les marchés financiers, où des épargnants mettent à disposition des entreprises ou des administrations publiques leur épargne. Et il reste un troisième moyen, le crédit bancaire. Celui-ci est à l’origine d’une création monétaire. Dès lors, si la création monétaire permet de financer des investissements, alors celle-ci est source de croissance. Le célèbre économiste John Maynard Keynes, dans son ouvrage de 1936, Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt, et de la monnaie, théorisait ce qu’il appelle « l’économie monétaire de production ». La création monétaire est nécessaire afin de lancer le processus de production. Aux trois motifs traditionnels de demande de monnaie, Keynes en ajoutait un quatrième dans un article de 1937 : le « motif de financement ». Effectivement, la demande de monnaie sert aussi à financer la création de richesses. Le crédit bancaire est utile en ce qu’il permet de combler le décalage temporel entre les premiers paiements (investissements, fournisseurs, salariés) et le produit de la vente (qui intervient plus tard, une fois la production réalisée). Le crédit, dans cette perspective, est à l’origine même de la croissance. Sans développer nécessairement un point de vue exactement identique, l’économiste contemporain de Keynes, Joseph Schumpeter, faisait du banquier le deuxième personnage majeur de l’économie, après l’Entrepreneur, en ce que justement, il fournissait les moyens à l’Entrepreneur de mettre en œuvre son innovation, alors qu’il ne disposait pas nécessairement des moyens financiers propres.
D’ailleurs, historiquement, les Trente Glorieuses sont, tout au moins au niveau européen, une période où le crédit bancaire est massivement utilisé par les entreprises pour investir. Or, cette période est une période de croissance intense, atteignant en moyenne un taux de 5% par an en moyenne dans les années 1960. Cette simple corrélation ne vaut pas pour une causalité et n’a pas force de loi scientifique, mais elle montre que l’on ne peut simplement écarter l’idée que la création monétaire permet de financer la croissance. John Hicks a qualifié les économies qui reposent sur le crédit bancaire, et donc l’intermédiation bancaire d’overdraft economies, ce que l’on peut qualifier « d’économie à découvert », pour montrer que l’activité de ces économies est financée sans que les moyens n’existent au préalable : on crée bien de la monnaie pour les besoins des entreprises. Aujourd’hui, on parle, de manière impropre, « d’économie d’endettement. » Ce « découvert », auquel est à l’origine la création monétaire, sera annulé par la création de richesses, qui rembourseront le crédit et permettra dans un dernier temps de détruire la monnaie qui avait été créée à l’origine.
Ajoutons que certaines entreprises ont un accès limité aux marchés financiers, du fait de leur taille notamment, ou de la faible confiance que leur accordent ces derniers. En effet, seules les entreprises de taille importante accèdent aux marchés financiers. Les plus petites, voire les entreprises de taille moyenne, ne peuvent pas, ou alors peu facilement, obtenir la confiance des épargnants sur les marchés. Accéder aux marchés financiers est coûteux, et ne devient donc rentable qu’à partir d’une certaine taille critique. De ce fait, elles sont contraintes de se financer auprès d’un autre acteur, c’est-à-dire la banque. Lorsqu’aucune épargne n’est disponible, la création monétaire prend le relais et permet, malgré tout, de créer des richesses.
B. La création monétaire est une condition à la création de richesses : elle favorise la consommation.
Toutes choses égales par ailleurs, la création monétaire soutient la consommation des ménages : des taux d’intérêt plus faibles favorisent le crédit à la consommation, et donc offrent des débouchés aux entreprises. En effet, des taux d’intérêt faibles incitent les consommateurs à consommer (ou à investir en achetant un logement). En effet, des dépenses coûteuses, difficiles à réaliser en accumulant une épargne préalable (par exemple un investissement immobilier, un véhicule, etc.) nécessitent un emprunt auprès des banques, sous forme de création monétaire. Or, cet emprunt est d’autant plus coûteux que son prix, c’est-à-dire le taux d’intérêt est élevé. Dès lors, une baisse des taux d’intérêt permet de rendre l’emprunt moins coûteux, ce qui incite le consommateur a plus facilement s’endetter. Or, cet emprunt bancaire, et donc cette création monétaire, vient alimenter une demande en produits qui favorise la croissance, puisque cette demande incite les entreprises à y répondre en produisant davantage. On en déduit donc logiquement que la création monétaire favorise la croissance. Sans établir un lien de causalité qui ne saurait être aussi simple que cela, on peut néanmoins observer que la période des Trente Glorieuses fait coïncider une croissance hors norme, comme nous l’avons expliqué, et une période de forte consommation liée à l’économie d’endettement : on entre dans une société de consommation, héritée du modèle américain. Sans en faire la cause de la croissance, il reste néanmoins indéniable que cette consommation, appuyée sur le crédit bancaire, a favorisé et soutenu cette croissance. En tous les cas, Michel Aglietta, dans sa thèse publiée en 1976, actant ainsi la naissance de l’Ecole de la Régulation, fait de la consommation appuyée notamment sur le crédit une composante essentielle du mode de régulation fordiste des Trente Glorieuses.
Cet effet est renforcé par le fait que des taux d’intérêt plus faibles constituent également une désincitation à l’épargne, puisque les revenus de celle-ci seront plus faibles. En conséquence de quoi la consommation est à nouveau favorisée. Mais en outre, l’épargne est relativement moins abondante, ce qui fragilise un financement de marché, dans la mesure où les ressources monétaires issues de l’épargne risquent de manquer. Ne pas créer de la monnaie pour répondre aux projets d’investissement est une opportunité de croissance à côté de laquelle on passe. En effet, si la demande de monnaie est forte (du fait des nombreux projets d’investissement) et si l’offre est faible (du fait d’une épargne relativement faible), alors les taux d’intérêt tendent à augmenter, rendant un certains nombres de projets d’investissement non rentables, finissant par être abandonnés.
II. …elle peut s’avérer ne pas toujours la favoriser.
Certains économistes insistent sur l’idée que la création monétaire ne saurait favoriser la croissance. Soit parce que celle-ci est neutre, soit parce qu’elle a un impact négatif, en affectant la structure productive.
A. Au mieux la monnaie est neutre et n’a donc aucun effet réel.
Si la monnaie n’est qu’un simple intermédiaire des échanges, alors elle ne peut logiquement pas avoir d’effet économique réel. Du coup, si une économie détient plus de monnaie, cela n’engendrera pas de production supplémentaire, et donc créer de la monnaie est tout simplement inefficace, car cela n’a aucun effet (ni positif, ni négatif) sur la croissance. Cette idée est la base de ce que l’on appelle la « Théorie quantitative de la monnaie ». Les économistes qui y adhèrent partent du principe que la quantité de monnaie en circulation est en relation étroite avec le niveau général des prix. Pour le dire autrement, toute augmentation de la quantité de monnaie en circulation ne peut qu’engendrer de l’inflation. Tous les prix augmentent, ceux des biens et services liés à la consommation, ceux des biens d’équipement, comme ceux de la force de travail, et cela ne change rien aux prix relatifs, ni à la quantité des biens et services produits. C’est ainsi que la théorie quantitative de la monnaie est devenue un pilier de la théorie classique, au même titre que la loi des débouchés, à laquelle elle est fortement liée. Au final, la création monétaire ne peut favoriser aucunement la croissance. La monnaie est donc bien, en ce sens, neutre, puisqu’elle n’est qu’un voile qui est posé sur l’économie réelle, sans que celle-ci ne soit fondamentalement affectée par la monnaie.
On doit aux économistes néoclassiques, et notamment à Irving Fischer en 1911 (dans son ouvrage Le Pouvoir d’achat de la monnaie), d’avoir modélisé cette théorie quantitative de la monnaie. Il utilise l’équation des transactions pour la moderniser et lui donner un contenu plus formalisé. Celle-ci prend la forme suivant : M.V = P.T (avec M, la quantité moyenne de monnaie en circulation durant l’année dans l’économie ; P, le niveau général des prix ; T, le volume global des transactions ; V, vitesse de circulation de la monnaie). Dans cette équation, « M.V » se rapporte à la monnaie utilisée pour payer les biens et services, et « P.T » se rapporte aux « biens » payés à leur prix. Autrement dit, la monnaie utilisée a servi à payer les biens et services à leur prix. Cette équation ne fait que traduire une égalité tout à fait logique et admise. Mais Fischer la réinterprète, à la lumière de la théorie quantitative de la monnaie. En effet, il part du principe qu’à court terme, les habitudes d’utilisation de la monnaie ne changent pas. Ce qui signifie concrètement qu’à court terme, V est constant. Par ailleurs, puisqu’on se situe en plein emploi des facteurs de production, il n’est pas possible d’augmenter la production, tout au moins à court terme. Si bien que T est également constant. Par conséquent, la relation s’établit entre M et P. Pour Fischer, le sens de la relation va de M vers P : lorsque la masse monétaire varie, cela provoque une variation des prix, dans le même sens. Pour le dire autrement, l’inflation est due à la création monétaire. Fisher effectue donc le tour de force d’interpréter cette équation des transactions à l’aide d’hypothèses néoclassiques, pour défendre la théorie quantitative de la monnaie. Elle reste ainsi un pilier de la théorie néoclassique, qui prend le relais de la théorie classique. Milton Friedman, mais également les tenants de la Nouvelle Macroéconomie Classique (Robert Lucas et Robert Barro notamment) la reprendront à leur compte. Moyennant quoi, une politique monétaire visant à fournir davantage de liquidités à l’économie peut, en vertu de cette théorie, tout à fait échouer, et ne provoquer au final que de l’inflation.
B. Au pire, elle peut même désorganiser la structure productive.
Les « autrichiens » (héritiers des travaux de Carl Menger, ils s’opposent aux néoclassiques), attentifs à la notion d’« information » en économie, montrent que la manipulation de la politique monétaire, dans l’optique de favoriser la création monétaire, aboutissait surtout à de nouveaux signaux émis. Ces signaux sont des informations qui modifient les comportements des individus, par des incitations. Ces nouveaux comportements engendrent des déformations de la structure productive qui peuvent se révéler néfastes, en ce qu’elles peuvent dégénérer en crise. Les « autrichiens » ont le mérite de s’intéresser à la structure productive en montrant que les effets d’une politique ne sont pas homogènes et généraux, mais qu’elle peut engendrer des effets de structure importants, notamment par un allongement du détour de production. En cela, ils vont plus loin que les néoclassiques, qui ne s’intéressaient pas à ces effets de structure sur la production. Mais dès lors, si la monnaie est simplement neutre pour les néoclassiques, elle devient ici même néfaste, puisque toute la production est désorganisée.
En effet, Friedrich Hayek (en 1931, dans Prix et production) décrit ce problème sous la forme de ce que l’on appelle un « coup d’accordéon ». Il part du principe qu’il existe dans l’économie un taux d’intérêt naturel, qui permet d’égaliser l’offre et la demande de monnaie, et cet équilibre s’obtient en laissant les forces du marché libres de négocier. Le problème, c’est que la politique monétaire, en fixant des taux d’intérêt, ne respecte pas cet équilibre. Ainsi, les autorités monétaires sont tentées de baisser les taux d’intérêt dans l’optique de relancer la croissance. Mais cette baisse du taux d’intérêt est artificielle, et va engendrer une hausse du crédit, non pas sur la base d’une épargne supplémentaire, mais d’une création monétaire. Cette baisse du taux d’intérêt va inciter les chefs d’entreprise à investir, puisque le coût du crédit pour acheter du capital fixe diminue. Ce faisant, le détour de production s’allonge (l’accordéon s’ouvre). La conséquence est que la demande adressée aux industries produisant des biens de production est plus forte, et le prix des biens de production par rapport au prix des biens de consommation augmente. Pour produire ces biens de production, il faut attirer des facteurs de production, et donc mieux les rémunérer. Les travailleurs et les capitaux vont de ce fait se déplacer du secteur des biens de consommation vers le secteur des biens de production. Mais comme l’épargne des ménages n’a pas augmenté, la consommation n’a donc pas diminué… Et c’est là qu’est le drame : la demande de biens de consommation reste toujours aussi élevée, et le déplacement des moyens de production du secteur des biens de consommation vers le secteur des biens de production désorganise l’économie. Comme le secteur des biens de consommation offre moins de biens, alors que la demande reste élevée, le prix des biens de consommation augmente également, ainsi que les rémunérations des facteurs de production. Les facteurs de production reviennent ainsi dans le secteur d’origine. La déformation des prix relatifs disparait, et l’on revient à des méthodes de production moins capitalistiques (l’accordéon se referme). Des investissements ont été réalisés, mais ils ne seront jamais rentabilisés : une crise ne peut qu’advenir, avec des emprunts non remboursés, et donc des conséquences graves sur le secteur bancaire. Cette théorie de Hayek est une alternative à la théorie keynésienne : il montre comment la politique monétaire américaine est finalement responsable de la crise de 1929. Non seulement la politique monétaire est un échec par son inefficacité, mais pire, elle a un effet négatif sur l’économie, en la désorganisant et en provoquant des crises. Les conclusions sont ici plus radicales que celles des néoclassiques. Notons au passage que la crise de 1929, comme celle de 2008, ont été précédées par des politiques monétaires que d’aucuns qualifierons de laxistes, en soutenant que celles-ci sont les causes de ces crises.
III. L’efficacité de la création monétaire dépend avant tout du contexte dans lequel elle s’inscrit.
A. La création monétaire est nécessaire en période de crise ou de reprise.
En effet, dans les périodes où la demande est réduite, la création monétaire peut utilement soutenir la croissance, en finançant des projets alors que la confiance étant absente, l’épargne investie est rare. De ce point de vue, la création monétaire supplée cette épargne manquante (à cause de la thésaurisation). C’est le cas évidemment lors d’une crise grave : certes l’investissement des entreprises est rare, du fait d’anticipations négatives. Mais même lorsque certaines entreprises souhaitent investir, elles ont beaucoup de mal à trouver des financements : en période de crise, certes l’épargne peut-être abondante, mais elle tend à être thésaurisée. La création monétaire est donc un moyen de financer ces investissements. Ainsi, cette création pallie le manque de monnaie, car la thésaurisation est une fuite hors du circuit monétaire. Ceci dit, rien ne garantit que cette création monétaire ne favorise les entreprises, dans la mesure où les banques rechignent bien souvent à accorder des crédits aux entreprises, par excès de prudence, à la hauteur des excès de laxisme qui ont précédés la crise. Les politiques monétaires durant la crise de 2008, et jusqu’au tapering engagé à partir de 2013, ont misé sur une création monétaire massive (ce que l’on appelle les politiques d’assouplissement quantitatif aux Etats-Unis) afin de favoriser le crédit et que les liquidités ne viennent pas à manquer aux entreprises, mais également aux ménages. Mais cette politique peut aussi se justifier dans un contexte d’après-guerre. Là encore l’épargne est rare, puisque les revenus sont relativement faibles, et que les ménages souhaitent surmonter par la consommation les restrictions qu’ils ont dû subir. Par ailleurs, il s’agit d’une période de reconstruction qui nécessite d’intenses investissements, qu’ils soient d’ailleurs publics ou privés. Dès lors, il existe un écart important entre les capacités de financement par l’épargne et les besoins de financement. La création monétaire est alors un moyen efficace et rapide pour surmonter cet écart, et favoriser le plus vite possible la reprise de la croissance économique.
Cette création monétaire est-elle alors inflationniste ? Pas nécessairement. Les périodes de crise sont des périodes de sous-emploi des capacités de production. Or, si on reprend l’équation des transactions, cela signifie alors que T n’est plus fixe : si M augmente, il n’y a pas de raison, en situation de concurrence que cela se répercute sur P… Les chefs d’entreprise pourront au contraire être incités à recruter davantage de travailleurs au chômage et remettront en route les machines dont on n’avait pas besoin au cœur de la crise. Ainsi, cette création monétaire devient nettement favorable à la croissance, sans engendrer d’inflation. En période de reconstruction, certes, l’inflation est souvent présente, et la création monétaire peut en être une des sources, mais pas l’unique. En effet, au sortir d’une guerre, l’appareil productif est souvent désorganisé dans le meilleur des cas (car tourné vers un effort de guerre devenu inutile), et dans le pire des cas, il peut être carrément détruit. De fait, des goulets d’étranglement apparaissent. La création monétaire peut amplifier les effets de ces goulets sur les prix : en suscitant une demande importante, alors que l’offre est faible, elle favorise la montée des prix. Mais d’une part, le problème réside davantage dans l’existence de ces goulets que dans la création monétaire, et deuxièmement, cela n’empêche pas globalement que malgré l’inflation, la croissance soit très forte. D’ailleurs, les économies, notamment européennes, se sont largement tournées vers une économie d’endettement en 1945. Elles ont largement rebâti leur appareil productif sur la base de la création monétaire. Cette économie d’endettement s’est d’ailleurs prolongée après la période de reconstruction, car les besoins de financement étaient très intenses durant les Trente Glorieuses, sans que l’épargne ne soit suffisante.
B. La création monétaire peut néanmoins casser la croissance si elle est à l’origine des crises.
Si l’économie est équilibrée, loin de n’être qu’un moyen de soutenir l’activité, cette création monétaire est à l’origine de déséquilibres. Pourquoi vouloir soutenir l’activité lorsque celle-ci se porte bien et ne nécessite a priori aucun soutien (lorsqu’il y a plein-emploi des facteurs de production) ? Cette monnaie excessive, excédentaire, peut alors très bien financer des projets non productifs : spéculation, projets peu rentables, etc. Outre le fait qu’il s’agit d’un gâchis de ressources économiques source d’inflation, cette spéculation peut être à l’origine de crise financière (comme cela a été le cas en 1929 et en 2007). En effet, la création monétaire est nécessaire lorsque des besoins de financement ne peuvent être couverts par l’épargne, car sinon, on passe à côté d’opportunités de croissance. Mais de même, si l’épargne couvre largement les besoins de financement, et si la croissance économique est suffisamment forte, alors la création monétaire est largement superflue, et peut même être dangereuse. L’abondance de liquidités risque dans ce cas de réduire les taux d’intérêt, et au final de décourager l’épargne, moins bien rémunérée. Mais pire, comme la nature a horreur du vide, l’abondance de liquidités sera utilisée, d’une manière ou d’une autre : sous forme d’un surplus de demande qui alimentera l’inflation, ou alors en finançant des projets nettement moins rentables, sûrs et solides. Pour Pierre-Noël Giraud (in Le commerce des promesses, 2001), tout investissement est une promesse de création de richesses, et cette création de richesse doit permettre de rentabiliser le financement qui en est à l’origine. Mais deux problèmes se posent ici : d’une part, les promesses n’engagent que ceux qui y croient, et nombre de projets ne sont pas solides, et dès le départ, ne seront jamais rentabilisés. L’enthousiasme ambiant peut engendrer un laxisme qui favorise une création monétaire pour financer ce genre de projet ; d’autre part, des projets solides, qui obtiennent un financement par le crédit bancaire peuvent être largement remis en cause lors d’une crise, du fait du changement de contexte. Tout cela signifie que les conventions excessivement positives peuvent aboutir à une instrumentalisation du financement par création monétaire. A partir de là, soit la création monétaire est à l’origine de la crise par les bulles qu’elle suscite, soit elle l’aggrave, dans la mesure où elle ne permet pas de susciter suffisamment de richesses pour justifier l’emprunt au départ.
Il faut également préciser que le contexte de trappe à liquidités n’est pas propice. Une situation de trappe à liquidités se retrouve lorsque la crise est grave et que les anticipations des agents sont très négatives. Baisser les taux d’intérêt pour relancer la croissance n’a aucun effet, dans la mesure où les agents se doutent que le taux d’intérêt est tombé à un niveau si bas qu’il ne peut qu’augmenter. Dès lors, la préférence pour la liquidité associée aux anticipations de remontée des taux engendre une thésaurisation massive. La Banque centrale crée de la monnaie et favorise l’augmentation de la masse monétaire, mais les liquidités sont stockées, sans qu’elles ne circulent dans le circuit économique, et dès lors, elles ne peuvent favoriser les activités économiques et la création de richesses. Pire, la Banque centrale se transforme en « pompier pyromane » : elle cherche à éteindre un feu (la crise) par des liquidités abondantes, et en réalité, elle met de l’huile sur le feu, en favorisant les crises futures. Dans cette situation, la création monétaire n’est pas la solution adéquate, car lorsque les anticipations sont très négatives, la politique monétaire est inefficace : elle n’a pas de prise sur les anticipations.
Si la création monétaire est souvent utilisée pour soutenir l’activité économique, il n‘en demeure pas moins qu’elle n’est pas toujours très efficace, et peut même être nocive. C’est pourquoi son utilisation doit rester prudente, et doit particulièrement dépendre du contexte conjoncturel dans lequel elle s’inscrit. La résolution de la crise des subprimes est à cet égard riche d’enseignement : si les mesures non conventionnelles ont consisté à inonder le marché, pour éviter un credit crunch qui aurait pu être à l’origine d’une crise aussi grave que celle de 1929, il faut néanmoins apprécier cette politique à l’aune des risques qu’elle a suscités. En effet, en inondant le marché, elle offre aux demandeurs de capitaux les moyens de financer des projets à l’origine de nouveaux risques financiers et de nouvelles bulles. Raison pour laquelle on compare souvent les banques centrales à des « pompiers pyromanes ».