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Dossier corrigé

Politiques sociales et réduction des inégalités

Le début des années 2000 a marqué un tournant puisque le gouvernement Jospin, constatant que 12% des députés étaient des femmes alors que ces dernières représentaient 55% de la population, a fait voter une série de lois sur la parité en politique qui incite financièrement les partis politiques à présenter 50% de femmes aux élections. Cette politique dite de « discrimination positive » est une des formes prises par les politiques sociales dans la réduction des inégalités. Les liens existant entre ces deux notions sont à analyser.  Les inégalités sont des différences entre individus ou groupes sociaux qui se traduisent en terme d'avantages et de désavantages et qui fondent une hiérarchie entre ces individus ou groupes. Il y a inégalité sociale si l'avantage ou le désavantage est partagé par des personnes aux caractéristiques sociales identiques. Les inégalités économiques traduisent un partage inégalitaire des richesses (de l'accès aux biens) et correspondent à toutes les différences de revenus et de patrimoine entre individus ou entre groupes sociaux. Elles se mesurent donc avec des critères monétaires. Les inégalités (économiques et sociales) désignent donc toutes les inégalités de revenu, de patrimoine, des chances... entre les différents groupes sociaux. Dans son ouvrage La Nouvelle Question sociale. Repenser l'État-providence (1995) Pierre Rosanvallon définit les politiques sociales selon quatre dimensions. Cette notion recouvre à la fois les missions de l’Etat visant à assurer la redistribution des ressources, celles liées à la réglementation comme le droit du travail, mais également les politiques visant à assurer une égalité des droits fondamentaux et des chances égales dans l’accès à la santé, à l’éducation, à la culture. Ainsi, traiter des politiques sociales et de la réduction des inégalités économiques et sociales (principalement depuis le 19ème siècle dans les pays développés), revient à s’interroger sur le bilan réel de ces politiques (dans toutes ses composantes) dans la diminution quantitative et qualitative des inégalités économiques et sociales. Depuis le 19ème siècle, de nombreuses inégalités économiques et sociales ont été réduites grâce à une importance croissante donnée aux politiques sociales (I). Cependant, depuis les années 1970, certaines inégalités tendent à augmenter de nouveau et à se transformer ce qui contribue à limiter l’efficacité et la légitimité des politiques sociales menées (II).

Depuis le 19ème siècle, l’intervention de l’Etat dans le domaine social est allée croissante dans les pays développés et a permis la réduction des inégalités de droit et de faits dans des proportions importantes.

Historiquement, les politiques sociales ont longtemps été cantonnées à un rôle de réduction des inégalités de droits puisque l’Etat-Providence a mis du temps à s’imposer dans les différents pays développés. Le 19ème siècle a ainsi peu à peu permis la conquête d’une citoyenneté civile et politique selon la typologie de T. Marshall. Même si les chronologies diffèrent selon les pays, la citoyenneté civile comme reconnaissance de certains droits fondamentaux comme la liberté d’opinion ou le droit de propriété, puis la citoyenneté politique se sont imposés au cours du 18ème et 19ème siècles. Ceci est allé de pair avec l’imposition d’une société démocratique au sens d’A. de Tocqueville qui, dans De la Démocratie en Amérique, avait clairement défini celle-ci par un triple état qui se retrouve dans l’évolution de la plupart des pays développés au cours du 18èmeet 19ème siècles. En premier lieu un état politique caractéristique de l’établissement des citoyennetés civile et politique comme on vient de le voir. Toute personne dans un régime démocratique a droit à un traitement identique.

Mais, Tocqueville l’avait très bien vu,cette consécration de la société démocratique se traduit également par un état social, défini par l’uniformisation des modes de vie, la disparition des classes sociales et l’augmentation de la mobilité sociale. C’est enfin un état d’esprit : « les individus sont égaux et les individus se sentent égaux ». « L’individu démocratique » se reconnaît à son goût, qualifié d’excessif par Tocqueville, pour l’égalité. Il est donc ici important de noter que la réduction des inégalités n’est pas seulement due aux politiques sociales. Ces dernières accompagnent, initient des changements économiques et sociaux (croissance, développement) qui contribuent grandement à la réduction des inégalités.

En outre, certaines politiques sociales existent sous des logiques autres que la réduction des inégalités. Des services publics se développent au cours du 19ème siècle et accroissent le rôle de l’Etat en dehors de ses missions régaliennes sans pour autant que cela se fasse au nom d’une politique explicite de réduction des inégalités. Elles sont menées soit pour éviter certains désordres publics soit pour permettre aux régimes démocratiques d’avoir une assise plus grande. Il en est ainsi de l’accès à l’éducation en France avec les lois républicaines des années 1880 rendant l’école obligatoire et gratuite. Mais on peut également penser que les politiques hygiénistes ont joué un rôle dans l’amélioration des conditions de santé ainsi que dans la réduction de certaines inégalités avec en France à partir des années 1870 avec des lois sur le travail des enfants, les accidents du travail, les logements insalubres, la vaccination, l’organisation de la police sanitaire, etc.

Mais c’est avec l’imposition d’une idée de « citoyenneté sociale » (T. Marshall), qu’est apparue l’importance du rôle dévolu aux politiques sociales dans la réduction des inégalités de fait. Si en Allemagne les premières grandes lois sociales établissant l’Etat-Providence se font sous l’impulsion du chancelier Bismarck, la protection sociale et les logiques redistributives l’emportent plutôt au cours du 20ème siècle et en particulier après la Seconde Guerre mondiale. Avec l’établissement de la protection sociale et l’investissement croissant de l’Etat dans l’économie, les politiques sociales ont pris de l’ampleur aussi bien dans leurs contours (extension des domaines d’intervention) que dans leur importance quantitative (montant croissant des prestations sociales et des prélèvements obligatoires). Et de fait, le 20ème siècle a permis une réduction très nette des inégalités économiques et sociales dans la plupart des pays développés. Déjà en 1955, Kuznets faisait ce constat pour les Etats-Unis en travaillant sur l’évolution des revenus de 1913 à 1948. Il a ainsi montré que les 10 % des Américains les plus riches, recevait chaque année jusqu’à 45 % à 50 % du revenu national. À la fin des années 1940, la part de ce même décile supérieur est passée à environ 30 % à 35 % du revenu national. De même, Th. Piketty a démontré dans Les Hauts Revenus en France (2001) et dans Le Capital au 21ème siècle (2013) que cette baisse des inégalités de revenus et de patrimoine a été une réalité dans la plupart des pays développés. Bien qu’il montre que les guerres mondiales aient joué un rôle primordial dans cette baisse des inégalités, il n’en reste pas moins que l’action de l’Etat a joué un rôle puisque l’établissement de l’impôt sur le revenu dans la plupart des pays développés, dans les années 1910 et 1920 a influé sur la limitation de l’accumulation des patrimoines permettant ainsi la réduction des inégalités de revenus et de patrimoine.

La logique redistributive passe donc par les prélèvements obligatoires. Les prélèvements obligatoires apparaissent comme le moyen essentiel d’agir sur les inégalités. Dans cette perspective, les prélèvements agissent à un triple niveau : par leur caractère plus ou moins progressif, par la logique des opérations de redistribution qu’ils permettent et par la mise à disposition de services collectifs à la population. La réduction des inégalités par la redistribution est donc une réalité grâce aux prestations sociales fournies par l’Etat puisque les inégalités de revenu disponible sont plus faibles que les inégalités de revenus primaires. Ainsi, en France, avant redistribution, les 10 % de ménages les plus riches ont en moyenne un revenu presque 15 fois supérieur à celui des 10 % les plus riches ; après redistribution, ils ne sont plus que 6 fois plus riches. Même si la progressivité des prélèvements obligatoires n’est pas tout à fait une réalité en France, il n’en reste pas moins que l’Etat redistribue davantage de prestations sociales (ou revenus de transfert) aux déciles les plus pauvres.

Enfin, les font aussi partie des instruments des politiques sociales qui ont permis de réduire considérablement les inégalités durant le 20ème siècle. La gratuité de l’école (ainsi que les bourses afférentes), l’accès au soin quelque soit les niveaux de revenus, le développement des structures d’accueil de la petite enfance sont autant de services publics permettant de réduire les inégalités entre classes sociales et entre genre. Plus récemment et pour accompagner cette politique de services publics, l'Etat a également pu mettre en place des politiques de discrimination positive. Limitées dans le cas de la France (via les ZEP ou la parité en politique) et plutôt récente (à partir des années 1980 et 1990), ces politiques sont beaucoup plus fréquentes et importantes aux Etats-Unis où elles apparaissent comme une réponse aux inégalités sociales et économiques mais également comme une reconnaissance des difficultés er des identités spécifiques à certaines minorités.

Cependant, des inégalités subsistent et l’on peut se demander si les pouvoirs publics interviennent toujours efficacement pour lutter contre les inégalités économiques et sociales.

En ce qui concerne  les inégalités économiques, comme il a déjà été noté, si le bilan depuis le début du 20ème siècle va dans le sens d’une réduction des inégalités de revenus et de patrimoine, les quatre dernières décennies amènent à très clairement nuancer le propos puisque les inégalités de revenus et de patrimoine ont eu tendance à se creuser depuis les années 1980. Ceci est vrai pour tous les pays développés. On constate d’ailleurs que cela a des conséquences en termes de pauvreté puisque le nombre de pauvres a eu tendance à augmenter sur les décennies 1990 et 2000 comme l’illustre par exemple l’apparition et le développement du vocable d’exclusion en France. Derrière le mot, c’est une réalité qui se diffuse en raison des difficultés de la conjoncture (croissance faible) et des transformations de l’emploi et de la société (précarisation de l’emploi et des cellules familiales) qui fragilisent les individus dans leur intégration économique et sociale. Ceci est d’autant plus vrai que les inégalités sont cumulatives et de plus en plus vécu sous le mode individuel. Comme l’explique U. Beck dans La société du Risque (2000), le chômage de masse et la précarisation de l’emploi rendent plus difficile la constitution de collectif pour faire face à ces difficultés. Pour illustrer son propos, il utilise la métaphore du métro. Les chômeurs sont comme les voyageurs du métro : la plupart passent par le chômage sans vraiment s’installer dans cette situation et les chômeurs de longue durée (qui restent pourtant dans le « wagon »),  très éloignés de l’emploi, n’arrivent pas à faire corps tant la situation est vécue sous le mode de la responsabilité individuelle. Perception renforcée par le traitement administratif du chômage par l’Etat-Providence. Ainsi, la redistribution n’implique pas nécessairement la réduction des inégalités économiques d’autant plus qu’une partie de la redistribution étant horizontale et liée à la protection contre les risques sociaux, elle ne conduit pas nécessairement à une redistribution permettant la réduction des inégalités. En effet, elle implique une solidarité (via des cotisations sociales) entre les individus ayant un emploi et ceux au chômage, entre les actifs et les retraités, entre les bien portants et les malades... Mais cela ne réduit pas forcément les inégalités : par exemple, les pensions de retraite reproduisent les inégalités de salaires.

Ainsi donc d’un point de vue purement quantitatif le bilan des politiques sociales sur les dernières décennies dans la réduction des inégalités économiques apparaît comme assez peu favorable. Cette impression est d’autant plus renforcée quand on s’intéresse à l’efficacité des outils des politiques sociales au regard de leurs objectifs. De ce point de vue également, le bilan doit être nuancé. En effet, dans le cas de la France, la progressivité des prélèvements obligatoires n’est guère une réalité du fait de l’importance des impôts directs et de la mise en pratique de l’impôt sur le revenu (assiette étroite et multiples niches fiscales). Au contraire même, puisque les hauts revenus (les 10% les plus riches) sont même moins taxés, en proportion de leur revenu, que les plus pauvres.

De même, certains services publics sont fournis gratuitement mais ne parviennent pas à réduire les inégalités économiques et sociales. C’est le cas en particulier de l’école. L’inégalité des chances à l'école subsiste malgré les moyens mis en œuvre par l'Etat : les fils de cadres sont nettement surreprésentés dans les études prestigieuses comme les écoles d'ingénieurs, alors que les fils d'ouvriers et d'employés y sont sous-représentés. Pour Bourdieu, l’inégalité des chances à l’école est due à la valorisation d’un certain capital culturel qui correspond à celui possédé et transmis dans les familles aisées et biaisent donc l’apparente « équitable » compétition au sein de l’institution scolaire.  Les mesures de lutte contre les discriminations n’ont pas contribué à une meilleure démocratisation scolaire comme l’illustre l’exemple des ZEP. Elles se sont révélées inefficaces pour réduire les inégalités scolaires, notamment car les moyens mis en œuvre sont faibles. L'intervention de l'Etat peut même comporter des effets pervers dans le cas de ces politiques : les ZEP ont ainsi paradoxalement renforcé la ségrégation spatiale car les familles qui le pouvaient ont changé d'établissement notamment en raison d’un effet d’étiquetage. Le même bilan mitigé pourrait être dressé pour les politiques de parité. L'Etat peut donc essayer de lutter contre des discriminations en les interdisant et/ou en organisant des contre discriminations par la loi, mais cela ne suffit pas toujours.

Tout ceci a de multiples conséquences sur l’Etat mais c’est sans doute Pierre Rosanvallon qui les a le mieux résumé en parlant d’une triple crise de l’Etat-Providence. A la crise d’efficacité dans la réduction des inégalités malgré des sommes allouées toujours croissante, s’ajoute une crise de solvabilité (qui en est un corollaire) et surtout une remise en cause de la légitimité de l’Etat-Providence et donc de l’Etat.  Les fondements de l’action n’apparaissent plus évidents aux yeux des citoyens mettant ainsi en jeu la cohésion sociale.

En somme, le bilan réel des politiques sociales menées dans les pays développés depuis la fin du 19ème siècle apparaît nuancé. Le 20ème siècle est apparu très nettement comme une période de réduction très nette des inégalités économiques et sociales les plus criantes en permettant l’intégration sociale de franges de la population jusque là en marge. Ceci s’explique à la fois par un contexte particulier et par l’accroissement très nette de l’intervention de l’Etat dans le domaine social. Il n’en reste pas que la fin du 20ème siècle et le début du 21ème marque néanmoins un arrêt de cette réduction des inégalités voire un creusement de celles-ci. Les raisons en sont multiples : le contexte économique certes mais également un manque  d’efficacité des outils des politiques sociales, contribuant ainsi encore davantage à remettre en cause la légitimité de l’intervention de l’Etat.

 

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